Dans cet entretien, Mouloud Ounoughène nous parle de l'apport de la musique à la médecine, de ses projets dont son livre qui paraîtra prochainement. Nous avons constaté que la plupart des scientifiques algériens ne s'intéressent pas beaucoup à la culture. Pour votre cas, comment cette passion de la musique s'est développée en vous ? Ma rencontre avec le piano s'est faite à l'âge de six ans. Depuis cet âge je cultive cette passion. En réalité, la musique m'a toujours accompagné. Je l'ai assignée comme priorité durant mon parcours et surtout pour mon équilibre. Je pense qu'elle doit être sérieusement et méthodiquement enseignée dès l'enfance dans toutes les structures éducatives. Chez nous, des initiatives commencent à prendre forme, mais cela reste insuffisant. On n'a pas vraiment d'habitude ou de culture artistique à proprement parler, il faut généraliser les festivals et multiplier les manifestations culturelles. Sur ce sujet, Ibn Khaldoun disait : «Les arts ne se perfectionnent qu'en fonction du raffinement et de l'ampleur atteints par la civilisation urbaine. Aussi longtemps que la civilisation n'est pas réalisée et que la cité ne s'est pas organisée en tant que telle, les hommes se préoccuperont exclusivement de ce qui est nécessaire pour vivre.» On dit aujourd'hui que la culture est un antidote à la violence. Au sens large, elle nous entraîne vers les terrains de connaissance et de compréhension de nos dissemblables. Elle élève nos différences, aiguise nos sens, nourrit nos esprits et des mots comme tolérance sonneront à leur juste valeur. La musique est un langage, mais peut-il être compris par tout le monde ? Depuis les temps les plus reculés, la musique est présente dans les légendes ou dans les mythologies. Chez les Grecs, les sons émis par la lyre d'Amphion pouvaient mettre en mouvement des blocs de pierre pour construire un temple à Apollon. La légende russe nous rapporte celle de l'oiseau de feu qui donne à ce volatile des pouvoirs excitants ou apaisants. Le peuple des «rennes» au pôle nord émet des sons aigus imitant la nature pour domestiquer leurs «rennes». C'est pour cette raison que la musique est un formidable outil de communication, car la décharge émotionnelle ou simplement le plaisir esthétique ressentis dépendent des goûts de l'auditeur, de son vécu et de son contexte socioculturel, sans oublier ses aptitudes perceptives à décoder ses influx sonores. On peut aussi bien se figer à l'écoute d'un «achouiq» qu'à l'audition d'un «raml el maya». Certains opus de jazz syncopés seront dénués d'effet pour des oreilles non éduquées, mais peuvent susciter chez certains détente et totale «désinhibitions». A. Honegger affirme que «la construction sonore doit se faire d'abord dans l'esprit avant d'être notée sur papier…» Lorsque vous lisez un livre, vous n'êtes pas obligé de prononcer les mots. Ils résonnent dans votre esprit. «C'est l'esprit, c'est la pensée qui doit créer la musique.» La période romantique est incarnée par Beethoven pour qui la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. Dans sa Symphonie pastorale, il vous offre un langage initiatif de la nature — murmure du vent, chevauchée, orage — intéressant à découvrir pour les amateurs du genre. Le monde animalier peut également être apprécié dans les musiques comme La poule de Philippe Rameau ou Le coucou de Daquin. Enfin, La mer de Claude Debussy dégage une forte puissance émotionnelle. Comment la musique peut-elle devenir un outil thérapeutique ? Le corps humain est très complexe. Son équilibre passe par une harmonie entre le «sonna» avec ses différents rythmes biologiques, ses turn-over cellulaires et les structures psychiques. Du point de vue psychanalytique, il ressemble au Janus de la mythologie grecque. Le côté visible, c'est le conscient, le second, enfoui ou immergé, serait le moteur du psychique qui est intéressant à dévoiler. A travers la musique par son alchimie subtile on peut instaurer à cette instance une gymnastique émotionnelle afin de tenter d'ébranler les inerties de l'inconscience pour les faire résonner. Lorsqu'on atteint la catharsis, ou décharge des émotions, l'être humain peut se réorganiser, se restructurer après cet «électrochoc» et retrouver son propre équilibre. Par ailleurs, on connaît le rôle du stress et des tensions psychiques (parfois plus dangereuses que l'excès de cholestérol) dans la genèse des maladies à déroulement immunitaires, telles que certaines gastrites, le psoriasis et tant d'autres. La musique peut être d'un apport appréciable en désamorçant cette situation de crise au niveau du cerveau, le système limbique. Ces structures anatomiques vont traiter le message musical et c'est par le plaisir esthétique qu'elles vont se le procurer. Alors il fera baisser les hormones du stress comme l'adrénaline et libérer l'hormone du bien-être, c'est-à-dire les endorphines. Il ne faut pas avoir à l'esprit que seule la musique classique pourrait opérer dans ces cas. Les musiques traditionnelles de chez nous, les «ragas» indous, les modes orientaux dont El Kindi a étudié leur influence sur les tempéraments. Ils peuvent provoquer et moduler les états d'âme. Le but est de trouver l'harmonie, le rythme qui fera vibrer nos cordes au meilleur des «tempi». Vous avez réalisé avec votre groupe Massin's un album de musiques métisses «Azzeta», il contient des instrumentaux bien définis. Qu'en est-il ? L'album en question contient effectivement huit instrumentaux ; trois ont été élaborés et expérimentés de façon à suggérer des images, des souvenirs ou des parfums. Le morceau intitulé Idhourar ou montagnes est exécuté entre autres avec une flûte traversière et une guitare acoustique. Il fait évoquer la nostalgie du bled, réveille ses décors chaleureux et intimes des paysages et montagnes de Kabylie. Sindbad est un voyage enivrant aux senteurs marines. Anzar ou pluie diluvienne est une improvisation en «live» en rapport avec les douloureuses inondations de Bab El Oued que nous avons tous vécues très péniblement. L'intitulé «Azzeta» est une expérience de métissage ; il commence par une improvisation jazzy : piano, basse puis harmonisation sur le mode bayaté. Les musiciens qui ont travaillé dans l'album sont Farid Yamani au mandole et au luth. Djamel Abbes à la guitare et flûte traversière et Khaled Charfaoui aux percussions. Cet album comme ceux de beaucoup d'artistes est tributaire des aléas de l'édition, de la distribution et de la duplication... Actuellement, je travaille sur un projet en rapport avec mes deux passions, je préfère avancer plus, intérioriser avant de vous livrer le travail. Quelle image portez-vous sur la chanson algérienne, notamment sur l'éclosion de nouveaux talents ? Là, on s'inscrit sur un chapitre délicat qui ne peut être dissocié de son contexte économique et socioculturel. Le débat n'a pas été fait chez nous sur l'aspect qualificatif de la production qui tourne autour de la chanson. Sommes-nous intolérants aux critiques constructives soient-elles ? D'une manière générale, on focalise le malaise de la chanson sur deux éléments, à savoir les «reprises» et les ‘non-stop». Primo, les reprises ont de tout temps existé, c'est la version à donner qu'il faudrait correctement harmoniser. On est souvent confronté ici à des «occidentalismes» ou des «orientalismes» de mauvais aloi et mal assimilés. Secundo, les «non-stop» ou «pot-pourri» ont toujours accompagné nos joies. La consommation pourrait être plus durable sous réserve de supprimer la redondance de l'électronique, boîte à rythmes et «acoustiques», plus l'instrumentation. A mon sens, le souci majeur de notre chanson est la créativité, encourager l'originalité, l'harmonie et élever l'âme de la chanson. On nous assène des bandes chargées de synthétiseurs, d'expandeurs et de robotique en rotation. Il nous semble que les notions de nuance, d'intériorité et d'acoustique sont reléguées au bas du tableau. L'émulation de certains jeunes a créé des «clones» de certaines «pointures» de la chanson. Heureusement que des individualités émergent avec des bandes remarquables. C'est le cas des Karim Ziad, Djamel Laroussi, Ali Amrane et quelques autres. Il faudrait peut-être mettre en route des critiques d'art pour assainir quelque peu l'environnement des impuretés sonores. Entretien réalisé par Belkacem Rouache