A quarante ans, Chérif n'a jamais été malade. Ça tombe bien, il déteste l'odeur de l'hôpital. Il ne sait pas s'il est en bonne santé mais il est convaincu qu'il n'est pas près de crever. Il y a des certitudes comme ça. La phrase préférée de Chérif est celle-là : je n'ai rien mais j'ai la santé. On lui a souvent dit que la santé est précaire, qu'il y a des maladies imprévisibles qui peuvent le foudroyer en moins de temps qu'il n'en faut pour soigner un rhume mais il a toujours pris ça pour des balivernes. Chérif ne voit pas pourquoi une saloperie mortelle viendrait s'abattre sur lui. Il ne fume pas, il ne boit pas et il mange rarement de la viande. Il n'a jamais touché au tabac parce que le hasard a voulu qu'il ne soit jamais tenté, il a bu quelques bières parce que le hasard a voulu qu'il se retrouve à une table généreuse et il mange de la viande les jours de l'Aïd et de mariage. Chérif ne connaît rien à la médecine mais il sait que tout ça est insuffisant pour lui donner une maladie. En tout cas, pas une de ces maladies des riches dont il a entendu souvent dire qu'elles sont les plus mortelles. Il ne remercie pourtant pas le ciel de l'avoir fait pauvre. Chérif aurait voulu être riche mais il ne sait pas quoi faire pour le devenir. Alors il s'est dit qu'il gagnera peut-être un jour au loto ou mieux, il trouvera une grosse mallette remplie de billets de deux mille dinars sur le terrain vague qu'il traverse plusieurs fois par jour en sortant ou en rentrant à la maison. On lui a dit que ça s'appelle un fantasme mais il s'en fout. Y a-t-il une différence entre un rêve et un fantasme ? Il ne sait pas mais il s'en fout. Puisqu'il est toujours pauvre et qu'il n'a plus l'intention de faire quelque chose pour devenir riche, Chérif a renoncé au sens des mots. Il est en bonne santé. Il s'est souvent demandé à quoi ça pouvait bien servir d'être en bonne santé quand on n'a pas le sou mais il s'est toujours rappelé le bonheur de n'avoir pas à affronter l'odeur de l'hôpital. Les relents d'eau de javel sur le carrelage, la teinture d'iode (le médicament rouge) comme on dit dans le langage courant, sur les blessures et les corbeilles débordant de seringues, c'est le cauchemar de sa vie. Il n'a pas eu beaucoup à en pâtir mais les rares expériences qu'il a vécues en rendant quelques visites à des parents l'ont traumatisé à vie. Quand Chérif entend parler de grèves dans les hôpitaux, une seule question lui vient à l'esprit : est-ce qu'avant la grève, on travaillait à l'hôpital en dehors des moments où on arrosait le sol avec de l'eau de javel, versait de la teinture d'iode sur les plaies et jetait les seringues dans les corbeilles ? Chérif sait que les maladies les plus mortelles sont celles des riches mais il sait surtout que les pauvres meurent des maladies les moins mortelles. Alors, il s'est dit que pendant la grève, les pauvres vont mourir un peu plus. Il y aura moins d'odeur d'hôpital mais Chérif s'en moque un peu puisqu'il n'a personne à qui rendre visite. On lui a dit que les pauvres aussi attrapent le cancer mais il le sait déjà. Sinon, il n'aurait pas entendu qu'on peut attendre un rendez-vous pour une séance de radiothérapie pendant une année. Comme il n'y a pas de grève qui dure une année, Chérif a esquissé un sourire et s'en est allé prendre un café. Il aurait aimé que ce soit une bière et il a pensé pour la première fois de sa vie à une cigarette. L'Aïd est encore loin et il n'y a aucun mariage programmé dans la famille.