Ramadhan ou pas, le vieux Abbas tient à ses habitudes. Matinal de nature, il ne lui viendrait jamais à l'idée de retrouver le lit après la prière de l'aube. Il n'est pas question non plus d'y renoncer. Le monde peut s'arrêter de tourner, le ciel peut lui tomber sur la tête et la mer peut s'inventer de l'altitude, il est déjà sur le chemin de la mosquée au moment où retentit l'appel à la prière. Pour rigoler, les siens et proches disent que «c'est lui qui réveille le réveil». Il en sourit volontiers. Un sourire qui s'efface d'un trait lorsque le vieux routier se rappelle qu'il y a des gens capables de dormir jusqu'à des heures impossibles de la journée. Il en fulmine. Et sur la question, ce ne sont pas les occasions de fulminer qui manquent à la maison, en ce mois de Ramadhan. Car en temps «normal», il est plutôt chanceux, le vieux Abbas. Ces deux «petits grands» derniers qui habitent encore chez lui travaillent et ils ont rarement l'opportunité de traîner au lit. C'est une chance d'avoir des enfants qui travaillent, c'est un bonheur de ne pas les voir prolonger indéfiniment dans la journée leurs nuits si courtes. Du temps où Abbas travaillait, le travail n'était pas un problème. Et quand il pense qu'aujourd'hui, ce n'est même pas une solution, il tient encore une raison de plus pour fulminer. Oh, ne croyez surtout pas qu'il fait partie de cette horrible humanité qui râle à tout-va sous prétexte qu'ils ont l'estomac rongé par les crampes, le nez terrorisé par des cauchemars caféinés et la tête en allume-cigares. Abbas vit son jeûne en homme apaisé. Seulement, il pense que dormir quand il faut travailler, c'est ouvrir le portail à la déchéance. Parce que le travail, lui, il sait ce que c'est, il n'a fait que ça depuis l'enfance… qu'il n'a pas eue. Des petits boulots de garçon débrouillard dans les rues d'Alger aux fermes des colons de la Mitidja, en passant par les «portages» du port, il a passé des années à trimer pour aider à faire bouillir la marmite, avant de prendre le large en pleine guerre. Rentré au pays dans l'euphorie de la liberté retrouvée, il a pris le volant d'un gros camion de la SNTR qu'il n'a plus lâché, jusqu'à ce qu'on lui dise que c'est le moment de se reposer. Et il s'est reposé… en s'installant dans la cabine d'un autre camion appartenant un transporteur privé. Et quand ses bras et ses pieds ne répondaient plus, il a fini par se rendre à l'évidence. On peut savoir ce que le travail veut dire mais il faut bien arrêter un jour. Et il a arrêté, la mort dans l'âme. Depuis, il coule des jours paisibles, sans jamais rater une occasion de se rendre utile. N'attendez pas de lui qu'il squatte un coin du quartier, un bout de carton sur le bidon de peinture, il en mourra. Ne l'imaginez pas non plus en train de brasser de l'air sur un banc public ou à la table d'un café, l'idée même lui donne d'atroces convulsions. Le vieux Abbas n'a pas pour autant renoncé aux choses agréables de la vie. Il adore les longues marches les pieds sur le sable mouillé, il promène souvent ses petits-enfants quand leurs parents les lui confient, il fait de régulières virées au bled pour retrouver champs et montagnes, bricole souvent et cuisine parfois. Quand il pense qu'il y a des gens qui dorment toute la journée, il fulmine toujours. Et quand «la vieille» qui lui ressemble un peu mais pas trop lui demande, sans illusion, pourquoi il ne resterait pas au lit, histoire d'alléger la journée, il rit de bon cœur.