Les leaders islamistes marocains gardent en tête l'expérience du FIS et du GIA et essayent de ne pas commettre le même faux pas. A la faveur des manifestations antiaméricaines qui se sont tenues un peu partout dans le royaume chérifien, les observateurs ont découvert, étonnés, l'ampleur de la mainmise des islamistes marocains sur les universités, les associations (caritatives) et les mouvements de masse dans la majorité des grandes villes du pays. Pour les uns, cette démonstration de force confirme l'avancée remarquable de l'islamisme au Maroc et reflète le score obtenu par le Parti de la justice et du développement aux législatives de 2002. Pour les autres, une situation «à l'algérienne» dans sa version 1990-91 se dessine, et il y a lieu de s'attendre au pire. En fait, les choses sont beaucoup plus compliquées que ces constatations hâtives et les conséquences carrément incontrôlables, car les leaders des partis et mouvements islamistes les plus influents sont plus ingénieux qu'on le pense, et ont développé une stratégie politique des plus remarquables. Tout d'abord, ne perdons pas de vue que nous sommes en royaume chérifien, c'est-à-dire dans un pays où le souverain règne sur un pays à tradition résolument islamique et que lui-même affirme représenter un dernier maillon de la longue chaîne des descendants du Prophète de l'islam. Donc, il y a bien lieu de comprendre que la constitution même de partis islamistes est un discrédit à la légitimité religieuse du roi. Mieux, beaucoup de ces partis affirment que leur objectif n'est ni plus ni moins que celui d'appliquer la chariâ et de nommer un imam en lieu et place du souverain chérifien. L'autre point qui fait la complexité de l'islamisme au Maroc est que le «scénario à l'algérienne» est une hantise pour ces leaders. Procéder par étape reste le maître-mot de la politique du PJD. L'un des dirigeants de ce parti répète à qui veut l'entendre l'histoire suivante: désireux de comprendre la situation qui a prévalu en Algérie après les élections législatives qui ont conduit à l'interdiction du FIS (1992) et aux dérives qui ont suivi, l'un des dirigeants du PJD demanda des explications à l'un des leaders du parti algérien. Celui-ci lui expliqua que «le FIS signa son arrêt de mort lorsqu'il durcit le ton, manifesta le souhait d'exclure toutes les forces qui existaient avant lui et, surtout, de réserver un châtiment exemplaire aux chefs militaires». La suite, tout le monde la connaît: arrêt du processus électoral et interdiction du FIS. Les effets directs furent désastreux: irruption de la violence armée, avec toutes les dérives qui ont suivi. Les effets indirects furent plus graves. Désagrégation totale des forces du FIS, affaiblissement de l'islamisme politique en Algérie et, surtout, une désaffection populaire. Pour éviter de se trouver dans une situation similaire, le PJD a développé la stratégie de la prudence: ne rien dévoiler, ne pas brusquer les choses et agir en symbiose avec les données qui existent déjà. Tout le monde sait que le PJD a réalisé un très bon score (42 sièges) aux élections de 2002 en se présentant dans uniquement 56 circonscriptions sur 91, et on murmure que cette stratégie a été négociée avec le palais royal. «Nous ne voulons pas être pris au dépourvu et dépassés par les événements comme ce fut le cas en Algérie», a déclaré le porte-parole de l'association influente El Adl wal Ihcène (qui n'a pas participé aux dernières législatives de 2002) à Maroc Hebdo. En termes clairs, cela équivaut à dire que l'association, très sûre de sa victoire, a voulu éviter au Maroc l'épreuve d'une confrontation directe avec les autorités. Cela peut aussi dire que l'association a lancé un message clair à Sa Majesté en vue, d'un côté, de lui signifier sa maturité politique et d'un autre, de le tranquilliser. Cela aussi peut pousser à dire que Hamidou Laanigri, le patron de la DST marocaine, a fait de larges manoeuvres en vue d'aboutir à ces concessions de la part des chefs islamistes et à un deal favorable à tous. Pour les islamistes, toute cette compromission n'est que broutille, car le véritable enjeu est la tenue, en juin 2003, des élections locales. La possible accélération de la vitesse politique risque de mettre à nu tous les plans et de briser le fragile équilibre des compromis.