En ordonnant les frappes contre l'Irak, Bush a franchi le Rubicon et mis le monde devant le fait accompli. La guerre ouverte, jeudi, par les Etats-Unis contre l'Irak, constitue plus qu'une fissure sérieuse dans la communauté internationale, un acte de décès de l'ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale. L'attaque de grande envergure contre des objectifs irakiens met, de fait, la communauté internationale devant un dilemme: reconnaître le bien-fondé de cette guerre, - initiée et préparée par les seuls Etats-Unis -, acceptant ainsi le fait accompli et endossant un conflit conçu en dehors du droit international, avec en outre la redoutable responsabilité d'en assumer les retombées ultérieures et de condamner clairement cette guerre inutile, avec dans son sillage de graves pertes en vies humaines, et en tirer les conséquences qui en découlent subséquemment: en attaquant l'Irak, les Etats-Unis se sont mis hors des lois et du droit internationaux et de la légalité régissant le monde. Or, tout semble indiquer que l'on se dirige vers l'acceptation du fait accompli lorsque d'aucuns semblent maintenant admettre l'intervention militaire américaine en Irak. Dans leurs premières déclarations, post-offensives américaines, les présidents français et russe, - les plus acharnés à défendre la légalité internationale au Conseil de sécurité -, ont seulement émis le voeu de voir cette guerre «se terminer rapidement» ou être la «plus rapide possible». Ni Jacques Chirac ni Vladimir Poutine n'ont exigé l'arrêt immédiat de l'invasion du territoire irakien, comme le leur permet leur position de membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. On peut estimer que les Américains ont passé sans trop d'encombre ce test du nouveau unilatéralisme dont ils se sont fait les hérauts. Cette reconnaissance, fût-elle indirecte, de la prépondérance du point de vue américain, sur celui du Conseil de sécurité, dans les affaires du monde ouvre sur des conséquences géostratégiques, que d'aucuns ne semblent pas avoir, ou vouloir, analyser correctement, en allant à leur aboutissement ultime: l'émergence de fait de l'impérialisme américain. Tout au long de ces longs mois de crise irakienne, la Maison-Blanche, le Pentagone et le Département d'Etat n'ont cessé, de concert, de mettre en avant la défense des «intérêts et valeurs» américains partout où ils se trouvent dans le monde. A l'évidence, ces intérêts étaient, - du point de vue des faucons américains -, menacés par la présence au pouvoir de Saddam Hussein. De fait, celui-ci constituait un obstacle, sans doute plus psychologique que militaire, à la nouvelle donne géostratégique que Washington comptait pratiquer en faisant de l'unilatéralisme le fer de lance de leur politique étrangère, singulièrement au Proche et au Moyen-Orient. Cet unilatéralisme, qui s'est déjà manifesté dans le contentieux du Proche-Orient lorsque l'administration Bush a pris fait et cause, sans autre précaution, pour le criminel de guerre Ariel Sharon, va sans doute se faire valoir encore plus dans le dossier proche-oriental, d'une part, par la mainmise sur les richesses moyen-orientales d'autre part. Dans le contexte de la primauté de la force, George W.Bush en avait déjà donné les prémices lorsqu'il empêcha, en avril 2000, par l'opposition du veto américain, l'envoi d'une force d'interposition dans les territoires palestiniens occupés, réclamée par le Conseil de sécurité de l'ONU, au moment où les Palestiniens se faisaient massacrer, quotidiennement, par l'armée israélienne d'occupation. La guerre imposée à l'Irak par les Etats-Unis aura, il ne fait pas de doute, des répercussions négatives sur l'indépendance de tous les Etats du Proche et du Moyen-Orient. Lorsque Colin Powell, le secrétaire d'Etat américain, déclare que les Etats-Unis allaient procéder à un «remodelage» de la région, ce n'était pas, à l'évidence, des paroles en l'air. Paroles confirmées ensuite, au Caire, par Williams Burns, sous-secrétaire d'Etat, chargé du Moyen-Orient, lequel affirmait que Washington allait «réformer» les régimes (de la région) qui ne se réformeraient pas par eux-mêmes, évoquant nommément le cas de la Syrie. Par petites touches, le pouvoir supra-national américain met en place les contours de ce que doivent être le Proche et le Moyen-Orient de demain assujettis aux intérêts américains, et accessoirement israéliens. L'annonce, - la veille de l'ultimatum lancé par Bush à Saddam de quitter le pouvoir -, par le président américain de la publication prochaine de la «feuille de route» faite à ce moment précis n'était ni une coïncidence ni un fait fortuit, mais obéissait à un tempo bien élaboré qui, tout en maniant la fermeté avec les Irakiens, donnait l'impression d'une ouverture avec les Palestiniens. Mais ce n'était qu'une impression, car la finalité de la «feuille de route», dont en fait personne ne connaît le contenu, est d'imposer aux Palestiniens un Etat-bantoustan tel que le veut et le réclame Ariel Sharon. La guerre aujourd'hui imposée à l'Irak, qui ouvre en fait sur l'inconnu, aura pour première répercussion sensible celle de minorer le rôle des Nations unies dans les affaires de la communauté internationale. En passant outre à l'opposition à la guerre de la communauté internationale et des Nations unies, en ordonnant les frappes militaires de l'Irak, Washington, outre de prendre date, indique sans équivoque que l'ordre nouveau vient de naître, que dorénavant c'est Washington qui décide de l'ordre des choses. En fait, l'ordre américain venait de commencer avec le début des bombardements de l'Irak, jeudi, à 4h.