Il est certainement tôt, très tôt, pour pouvoir cerner avec exactitude les objectifs des Américains dans leur offensive contre Bagdad. L'Irak ne pèsera pas lourd dans son bras de fer contre les Etats-Unis, et il faut d'ores et déjà se faire à l'idée d'un après-Saddam. Les rapports de force sont carrément disproportionnés et il est dans les possibilités des armées US non pas uniquement de détruire l'Irak, mais la terre tout entière. Le régime irakien, tel qu'il se présente aujourd'hui, ne s'imbrique pas dans la conception américaine du monde. Le cas irakien présente une aspérité qu'on ne peut ni laisser ni atténuer. C'est pour cela qu'elle doit être rasée de la carte et reconstruite selon les règles et les critères édités par les «faucons» américains. Mais cela n'est qu'un pas, un des premiers peut-être, vers une nouvelle reconfiguration de l'ordre politique mondial. Au-delà, se profile, en fait, une véritable stratégie globale que Washington essaye de mettre en place. La complexité de cette stratégie est telle qu'on peut à peine saisir quelques pièces des puzzles de l'ensemble. Convenons d'abord que les motifs de l'attaque n'ont convaincu personne, et tous les pays qui «font semblant» de souscrire aux options de Bush le font pour des raisons stratégiques, de positionnement, par intérêt ou par esprit de suzeraineté. Les Etats-Unis ne sont intéressés ni par la démocratisation de la vie quotidienne en Irak ni par les ADM que Saddam posséderait, mais bien par la protection, la préservation des sources d'énergie. L'Irak constitue la deuxième réserve mondiale de pétrole, et la région du Golfe, avec l'Iran (tous ces pays sont bien entendu inclus dans la stratégie américaine dans la région) représente quelque 66% de la réserve mondiale de pétrole. Donc, il y a intérêt à inclure la donne irakienne dans la stratégie de la région et les enjeux qui en découlent, pour comprendre que le motif économique est un élément de base dans cette guerre. Chose extrêmement curieuse: jamais dans les annales des guerres modernes, depuis la Guerre de 14-18, il n'y eut une baisse dans le prix du baril de pétrole. Aujourd'hui, une semaine après le début de la guerre, le prix du baril a chuté de 39 à 29 dollars. Cela a laissé certains observateurs perplexes, mais les plus avisés des analystes y ont décelé une nette volonté américaine de s'approprier, de réguler et de gérer l'économie pétrolière et énergétique et, partant, l'économie mondiale. Ce levier de commande (le pétrole) permet aux Etats-Unis (qui importent 60% de leurs besoins énergétiques) de combler une récession économique interne, un taux de chômage effrayant et une régression du commerce local. En déclarant la guerre à Saddam, Washington touche plusieurs points du doigt, espère arriver à réaliser plusieurs objectifs, en même temps qu'elle lance des messages clairs aux pays qui lui tiennent tête jusque-là, telles la France et l'Allemagne, puis la Russie et la Chine. Si les Etats-Unis parviennent à faire de l'Irak un Koweït-bis, ils auront ainsi échappé à la dépendance énergétique de l'Arabie Saoudite, qu'ils commencent à prendre en grippe depuis le 11 septembre 2001 (n'oublions pas que Ben Laden est un pur produit du wahhabisme). Ayant assuré le soutien (presque obséquieux) de la Grande-Bretagne, les Etats-Unis comptent aussi diviser l'Europe pour mieux préserver son hégémonie. Car depuis la mise en circulation de l'euro, Français et Allemands se placent en champion de la démocratie «en version corrigée», et l'UE constitue désormais un pôle politique inquiétant aux yeux de Washington. Le Tibet pour la Chine, la Tchétchénie et le Caucase pour la Russie constituent autant d'arguments dont Washington peut user en cas de nécessité pour les contraindre à «plus de retenue». Quant aux petits pays européens, sud-américains ou arabes, les relations du suzeraineté et les alliances économiques empêchent toute attitude contrariante. Autre chose à observer, c'est l'élimination des grandes institutions politiques mondiales. Depuis les attentats du 11 septembre, Washington a fait de la guerre totale contre le terrorisme (la «total war») son credo et son cheval de Troie pour phagocyter, manipuler et gérer à leur propre profit toute politique extérieure y compris celle élaborée par les grandes entités et les ensembles politiques, tels que l'ONU, l'UE, etc. Evidemment, ceux qui ne collaborent pas sont mis à l'index et accusés de ne pas s'engager dans «la nécessaire et impérieuse lutte contre le mal». De fait, on voit tous les services de renseignements au niveau planétaire courir à la rescousse du FBI pour mettre à sa disposition leur fiche de police et leurs informations concernant toute personne suspectée d'être hors du jeu légal de la démocratie, de surcroît si elle nourrit des prétentions politiques, idéologiques ou autres. Par ce biais, inespéré avant le 11 septembre, les services spéciaux américains contrôlent une bonne partie de la planète. Les responsables de la Maison-Blanche se sont retrouvés dans la place qu'ils souhaitaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et à la légitimité de fait s'est ajoutée celle d'agir, maintenant et partout, «au nom du bien de l'humanité contre l'axe du mal». Dans un ouvrage très instructif, Noam Chomsky présentait les nouvelles dispositions politiques américaines: «La guerre comme politique étrangère des Etats-Unis.» Tout est indiqué dans le livre, et il n'est que d'en lire quelques petits extraits pour se convaincre que les Etats-Unis se confondent facilement avec les pays voyous («rogue states») qu'ils cherchent à rédempter pour «le bien de leur peuple». L'élimination de l'ONU et de l'OTAN par la guerre américaine contre Bagdad a, au moins, ceci de positif : elle va justifier le passage à une autre forme de réflexion sur l'avenir, la politique au niveau international et faciliter la création, ou pour le moins, l'élaboration d'entités capables de faire le contrepoids face à un hégémonisme déstabilisateur. En ce sens qu'il exacerbe les attitudes de groupes, de mouvements ou de nébuleuses idéologiques qui feront encore plonger la terre entière dans de graves et longues turbulences, créées, cette fois-ci, «au nom de la lutte contre l'impérialisme américain», car à chacun sa logique dans les crises mondiales.