Au lendemain de la capture de l'ancien dictateur, notre reporter s'est promené dans les rues de Damas pour prendre la température de l'opinion partagée entre l'humiliation et la révolte. Comme tous les Orientaux, Nasser al-Hamidi, chauffeur de taxi, s'excite dès qu'il est entraîné sur un sujet politique où il est question des Arabes. Et il le fait délicieusement, sur un air de dissertation littéraire, tout en gardant un œil sur le volant, dans ces larges avenues de Damas by night, où l'on peut circuler à peu près sans encombre, avec, en tout cas, nettement moins de bouchons qu'à Alger. Le sujet est bien sûr tout trouvé, avec la capture de l'ancien maître de Bagdad. Pour Nasser, Saddam a traîné l'honneur de tous les Arabes dans la boue. “Il a fini comme un chien ! S'il avait une once de dignité, il se serait donné la mort !” assène-t-il. Nasser pense que Saddam va servir d'alibi pour en finir avec tous les chefs d'Etat arabes qui ne sont pas dans les bonnes grâces de Washington. “Ah, maintenant, ils vont lui faire dire n'importe quoi ! Demain, il pourra balancer la Syrie ou même l'Algérie ou tout Etat qui n'a pas les faveurs de Bush, en les accusant de posséder elles aussi des armes de destruction massive !” conjecture notre chauffeur. Ceci nous amène tout naturellement à lui poser la question : “Justement, n'avez-vous pas peur que la Syrie soit la prochaine cible des Etats-Unis ?” Nasser s'empresse de relever une nuance : “La Syrie n'a rien à voir avec l'Irak”, objecte-t-il. “Indina ahssen nidham arabi !” (nous avons le meilleur régime arabe !). Pour lui, le régime de son pays est loin d'être une dictature. Il croit dur comme fer que c'est le plus sage et le plus modéré de tous les régimes arabes, n'en déplaise à Israël. “Notre politique est parfaite. Nous sommes un pays autosuffisant au niveau alimentaire. Nous avons une économie ouverte. Les affaires marchent à merveille. Koullou tamam. Nous n'avons aucun problème avec l'Amérique !” Il en veut pour preuve l'embellie marchande qu'arbore Damas, une ville-bazar s'il en est, aux devantures magnifiquement achalandées. Nasser, comme nombre de Syriens, n'éprouve ni joie ni indignation particulière. Au demeurant, le sort de Saddam lui est presque indifférent. Passée la stupeur des premières images choquantes montrant le dictateur avec cette tête d'évadé d'un asile, les choses sont vite rentrées dans la normale pour lui, entendre dans le business. Nasser souligne qu'entre la Syrie et l'Irak, il y a eu quand même trente ans de froid au niveau officiel, suite à la guerre de leadership que se livraient les deux partis Baath au pouvoir dans les deux pays. “Mais, entre peuples, nous avons été le soutien le plus solide des Irakiens. Chaque fois qu'il y avait la guerre chez eux, ils se réfugiaient chez nous. Il faut voir le nombre d'Irakiens qui vivent et travaillent à Damas.” Nasser nous assure que, chaque soir, à minuit, il y a des partances pour Bagdad depuis Damas, par bus ou par taxi. “Les frontières sont sous contrôle américain. Vous n'avez pas besoin de visa pour entrer”, dit-il. Quant à la présence américaine en Irak, il la bénit presque. “Depuis que les Américains sont entrés à Bagdad, tout a été rétabli : l'électricité, l'eau, le téléphone et même Internet. Les enfants vont à l'école, les entreprises travaillent. Ça va beaucoup mieux là-bas.” “Tout cela pour finir dans un trou !” Les images montrées avant-hier soir, révélant le “trou d'araignée”, comme l'appellent les Américains, où était terré Saddam, n'ont pas manqué de susciter l'effroi, ici, au niveau de l'opinion publique syrienne. Elles ont été encore plus choquantes que la “tête” qu'avait le tyran à sa capture. Ce jeune militant du parti Baath résume parfaitement cet état d'esprit. “De voir un homme qui inspirait tant de terreur finir comme ça me dégoûte. Le peuple irakien mérite beaucoup mieux qu'une fin aussi honteuse. Ya lil'ar ! C'est un dur revers pour tous les Arabes ! Personnellement, j'ai du mal à le croire. Tout cela pour finir dans un trou, avec les rats, comme un lâche… Je suis sûr que l'homme que nous ont montré les Américains est un sosie”, s'indigne-t-il. Abou Saïd, la cinquantaine consommée, est Kurde. Il travaille dans l'hôtellerie. Dès que nous évoquons le nom de Saddam, il pavoise bruyamment en s'écriant : “Kamachouh ! Kamachouh !” (Ils l'ont eu ! Ils l'ont eu !). Abou Saïd extériorise sa joie avec hargne : “Maintenant, il va enfin payer pour tout ce qu'il a fait subir à son peuple !” Du sort du peuple kurde, il ne se fait pas, ou plutôt “plus” de souci. “Déjà, voir Jalal Talabani (leader de l'UPK en Irak, longtemps banni par le régime de Saddam, ndlr) dans le Conseil de gouvernement provisoire et voir que le ministre irakien des AE est kurde, est une victoire pour nous. Maintenant, ce qu'il faut, c'est un Etat fédéral qui tienne compte de toutes les composantes ethniques et confessionnelles du pays”, préconise Abou Saïd. “Saddam a été capturé bien avant” Qoteïba, un jeune libraire d'une trentaine d'années, a une drôle de théorie sur la capture de l'ancien dictateur. Pour lui, Saddam a été depuis bien longtemps mis à l'ombre : “Les Américains l'ont certainement capturé depuis le début, dans la foulée de l'arrestation des Tarik Aziz, Taha Yassin Ramadhan et consorts. Il se trouve que le moral des GI's en ce moment est au plus bas avec tous les coups que leur assène chaque jour la résistance irakienne. Bush perdait considérablement la cote dans les sondages, alors il a sorti la carte Saddam en ce moment précis pour s'assurer un second mandat. Il faut reconnaître que ce pseudo coup de théâtre est la pièce maîtresse de sa campagne électorale !” Un autre “politologue” de la rue abonde à peu près dans le même sens, quoique sans aller jusqu'à soutenir un tel scénario. Pour lui, cette “soi-disant” capture ne rime absolument à rien : “Comment se fait-il qu'un homme recherché par le monde entier aille tranquillement trouver refuge dans sa ville natale et rester autant de mois soustrait à l'énorme armada lâchée sur ses trousses ! ça n'a aucun sens ! De plus, avec les fortes primes promises à qui le ramène mort ou vif, comment croire qu'aucun des hommes de son village ne l'ait dénoncé pour empocher les 25 millions de dollars ! Tout cela sent le roussi ! Et puis, je pense que c'est un coup dur pour le moral des Irakiens ! Quand je les vois réagir comme ils l'ont fait, je suis peiné à leur place. À travers Saddam, ils ont été touchés au plus profond de leur dignité.” Fin de citation. La vie continue. Le pragmatisme marchand arabe reprend ses droits. D'ailleurs, voici une bande de trabendistes “ouled lebled” (dont nombre de “porteuses de cabas”), venus au pays du narghilé et de la chawarma faire le plein de curiosités orientales avant de sauter dans le premier vol, loin de cette zone qui sent la poudre, malgré toutes les assurances de Nasser. Le chauffeur de taxi bien sûr… M. B. Bachar Al-Assad réagit depuis Athènes “La Syrie n'est pas l'Irak” “La Syrie n'est pas l'Irak”. C'est en ces termes que le président syrien, Bachar Al-Assad, a réagi lundi dernier, depuis Athènes où il se trouve en visite officielle de trois jours, à la capture de l'ancien dictateur irakien. Il faut dire que la réaction de Bachar Al-Assad était très attendue dans la mesure où la Syrie est présentée comme la prochaine cible des Etats-Unis et que l'Administration américaine, sur pression d'Israël, veut poursuivre le “toilettage” qu'elle a commencé dans la région en ouvrant un “front” en Syrie. Situation que vient corroborer, faut-il le souligner, un fait concret : la signature par George W. Bush, vendredi dernier, d'une loi en vertu de laquelle des sanctions politiques et économiques seront imposées au régime syrien. Et pour cause. L'Administration américaine considère que la Syrie est l'un des plus grands “sponsors” du terrorisme et fait partie à ce titre des “Etats voyous”, du fait que toutes les organistations classées “terroristes” actives au Proche-Orient ont des bureaux à Damas, à l'instar du FPLP et du Hizbollah libanais, à quoi il faut ajouter les bonnes relations qui ont toujours prévalu entre Damas et Téhéran. Dans un entretien télévisé accordé à la chaîne grecque IRT, le président syrien a déclaré, signale-t-on, qu'il n'était pas “inquiet que la Syrie puisse constituer la prochaine cible des Etats-Unis après l'Irak”, mais qu'en revanche, il était préoccupé “par rapport à la situation dans le monde ; situation qui n'est pas rassurante”. Assad Jr insistera sur le fait qu' “il n'y a rien de commun entre la Syrie et l'Irak”. Bachar Al- Assad a souligné, par ailleurs, que son pays avait un rôle “actif” sur les questions de “la paix, la lutte antiterroriste et l'Irak”, précisant que la Syrie “entretient de très bonnes relations avec l'Union européenne”. Pour sa part, le ministre syrien de l'Information, M. Ahmed Al-Hassan, a exprimé, lundi dernier, la réaction officielle de la Syrie suite à la capture de Saddam, à travers cette déclaration à l'agence Sana : “Notre position par rapport à l'Irak ne concerne pas les individus. Ce que nous souhaitons, c'est que l'Irak préserve son unité, que l'Irak recouvre sa souveraineté et que cesse l'occupation de ses terres. Nous espérons que les conditions seront réunies dans les délais les plus brefs pour que se constitue un gouvernement libre qui soit l'émanation de la volonté du peuple irakien, et que l'Irak retrouve sa place comme force agissante dans la région et sur la scène arabe, après s'être affranchie de toute puissance colonisatrice qui entrave sa volonté la plus libre”. M. B.