Bassora et Nadjef sont de hauts lieux du chiisme musulman. D'où l'exégèse théologique des revers américains. La tempête de sable, qui a soufflé et retardé l'avancée des troupes américaines à Bassora et Nadjef, a été, soutient-on dans les milieux populaires de ces deux villes, le fait d'Ali, de Hassen, Hussein et Fatima, quatre personnages religieux quasi sacrés dans les traditions chiites, et enterrés à Bassora et Karbala. Durant cette tempête de sable, les soldats américains ont été tués et d'autres enlevés, ce qui a, d'une part, exacerbé la colère des troupes US et, d'autre part, conforté les chiites, très hégémoniques dans cette partie sud de l'Irak, dans l'idée que les esprits des saints souhaba maudissent cette guerre inégale et injuste. Bien évidemment, les saints se mettent toujours du côté des justes et feront intervenir les forces de la nature pour défaire l'ennemi. En fait, Saddam - qui a imprimé «Dieu est grand» sur le drapeau national depuis 1991 - sait tirer profit du sentiment religieux en effervescence de son peuple quand il le faut. A chaque guerre, il s'allie à ses islamistes, et appelle au «djihad contre les nouveaux croisés». Bush, lui aussi, prie et lance à partir de l'église sa guerre contre l'Irak. Mieux, lorsque les choses ont commencé à piétiner après une semaine de combats violents, il a carrément demandé au peuple américain (qu'il tient soigneusement à l'écart des réalités du terrain) de prier pour les troupes présentes sur le terrain et pour que la victoire finale aille aux tenants de «l'immuable vérité». Dès le début de la guerre, les aspects religieux ont commencé à se manifester dans cette guerre dont les enjeux sont pourtant les seuls hyperhégémonismes politique et économique. Mal conseillé par les «faucons» de la Maison-Blanche, dont principalement Rumsfeld, secrétaire d'Etat à la Défense, Bush a misé sur les chiites de l'Irak pour provoquer des scissions rapides. Dans cette stratégie, le sud du pays, à très forte concentration chiite, était privilégié. Pourtant, Bassora et Nadjef n'ont pas fait le jeu et se sont opposés farouchement aux troupes américaines. A la source de cette attitude, un autre sentiment religieux: le fait que l'invasion américaine a vite été assimilée à une croisade chrétienne contre des Lieux Saints (Nadjef et Karbala sont pour les chiites ce que sont La Mecque et Médine pour les sunnites musulmans) sacralisés par la tradition chiite. La première bourde des troupes américaines sur le terrain a été celle de tirer sur les mosquées et les mausolées de Bassora et sa sainte périphérie. Trois jours plus tard, le grand imam de Bagdad avait proclamé solennellement, lors de la grande prière du vendredi, le djihad contre les nouveaux croisés américano-britanniques, et bientôt, tous les muftis musulmans ont, arguments coraniques à l'appui, entériné la justesse de ce djihad contre «l'impie envahisseur». Le Hamas et le Djihad islamique palestiniens, Al-Qaîda, le Hezbollah libanais, Askar Mohamed, Djound Tibâ et d'autres groupes fondamentalistes armés ne ratèrent pas cette occasion pour inscrire la guerre contre l'Irak dans le registre religieux et en appelèrent à la guerre sainte. Contrôlant les aspects militaire, politique et économique, l'Administration Bush laissa s'échapper l'aspect religieux d'entre ses mains, le petit détail a immédiatement eu de grands effets. Près de 6000 fidayine, ces kamikazes de l'islamisme, ont réglé leur rythme de vie à celui de la résistance et sont prêts à se faire exploser à tout moment. Si chacun d'entre eux peut emporter avec lui dans sa mort entre 5 et 15 soldats américains, l'état-major des armées américaines aura du souci à se faire. Un autre aspect à méditer: celui du net «regain de forme» des thèses benladenistes radicales, longuement mises en doute par les islamistes sunnites et chiites après les événements du 11 septembre. La guerre contre l'Irak a revigoré Al-Qaîda et toutes les thèses religieuses, extrémistes et carrément apocalyptiques qu'elle développait et soutenait avec de très faibles arguments. La guerre contre l'Irak, les menaces lancées contre Damas, Téhéran et le Hezbollah et la politique sharonienne qui continue à massacrer les Palestiniens à huis clos ont donné aux tenants de la guerre interreligieuse les arguments forts qui leur faisaient défaut, tout en confortant les groupes djihadistes les plus extrémistes dans leur choix. Il y a surtout à craindre après la guerre, quelle qu'en soit l'issue, que les Américains aient à vivre une menace permanente aussi bien contre la vie de leurs ressortissants que contre leurs intérêts économiques et pétroliers. Et cette fois, le danger ne viendra pas du fin fond d'une grotte perdue dans le Tora-Bora pachtoune, mais des pays du Golfe eux-mêmes, où les Etats-Unis ont, semble-t-il, posé pied pour longtemps. L'hyperhégémonisme américain a généré un hyperterrorisme diffus et quasi religieux parmi les millions d'islamistes convaincus (ou qui le seront) que le monde actuel va se faire sans eux.