Le malheur des uns fait assurément le bonheur des autres. La médiatisation forcenée de l'attentat criminel qui a frappé de plein fouet le complexe militaro-industriel américain en est l'illustration la plus tangible. En panne de créations et de programmes de qualité, où l'imagination peut permettre de rêver, de nombreuses chaînes de télévision ont saisi au vol, sans jeu de mots, le drame américain à l'effet de proposer une déferlante sans précédent sur le malheur d'un peuple pris au dépourvu par les conséquences funestes d'un enjeu auquel il était complètement étranger. Si les chaînes arabes, à l'exception d'El Djazira et, à un degré moindre, de la télévision algérienne, se sont calfeutrées dans une passivité désarçonnante,au moment même où la nation musulmane était rendue coupable d'une situation qu'elle n'avait jamais envisagée, on ne peut pas en dire autant des télévisions de l'Hexagone qui ont dépêché, sur les lieux mêmes de l'abominable forfaiture, leurs meilleurs présentateurs. Ce qui devait être une couverture solennelle, en adéquation surtout avec la tristesse, le recueillement et le deuil commandés en pareille circonstance, allait vite se transformer en show médiatique caractérisé le plus souvent par des révélations relevant plus des faits divers que de l'analyse pointue. Cet état de fait ne procède pas seulement des limites imposées aux envoyés spéciaux. Il est aussi intimement lié aux images qu'on donne à voir, et à l'importance stratégique de l'information véhiculée, alors que sur la guerre du Golfe, ou celle de la Somalie, les chaînes de télévision donnaient l'impression de retransmettre des spectacles, tant les espaces étaient fouillés dans leurs moindres recoins. Présent à New York les lundi 17 et mardi 18 septembre dernier, Patrick Poivre d'Arvor concède que les forces de police sont très dures dès qu'il s'agit de s'approcher du «Grounds Zero», la zone interdite pour ne pas la citer. Pour le présentateur vedette de TF1, la destruction des tours jumelles du World Trade Center c'est un peu «comme si, à Paris, on ne voyait plus la tour Eiffel». Robert Namias, directeur de l'information de la même chaîne, ne surprend personne lorsqu'il souligne que l'information, et l'information seule, a été la préoccupation angulaire de ses services. Les téléspectateurs se sont vite rendu compte de l'absence d'experts qui, il est vrai, ont plus tendance à spéculer et à entretenir des évidences que de proposer des approches en complète rupture avec les idées reçues: «On a tiré les enseignements de la guerre du Golfe où, comme la presse dans son ensemble, on a fait confiance à des experts en rien du tout ne répétant que des propos de café du commerce.» Il est vrai que le contexte n'était plus le même. Pour Patrice Gascoin du Figaro TV magazine, face à une guerre d'un autre visage, les chaînes s'organisent. La couverture de ce conflit va requérir talent et ingéniosité. Dans ce cadre, la chaîne publique France 2 a fait preuve de beaucoup d'originalité en optant, par exemple, pour un moyen mobile de transmission dans une zone où la téléphonie ne fonctionne pas et où les routes sont difficilement praticables, révèle Alain Lardière, son directeur adjoint de l'information. Pour sa part, Hervé Brusini, directeur de la rédaction de France 3, pense que sa chaîne aurait une longueur d'avance, et sur ses consoeurs et sur Ben Laden lui-même. Quelque part, il n'a pas tout à fait tort surtout lorsqu'il rappelle au bon souvenir du téléspectateur le document intitulé Le Coran et la Kalachnikov que Pierre Abramovici et les équipes de FR 3 avaient tourné en 1994-1995 dans le cadre de la remarquable émission La marche du siècle. Mieux, il propose une belle autopsie de l'attentat ayant touché New York et Washington à l'occasion de la diffusion de l'émission Pièces à conviction, le 18 octobre prochain. La chasse à l'image et à la représentation la plus violente, la plus insolite aussi, devient, dans des moments aussi tragiques, la préoccupation cardinale de nombreux journalistes. Nul n'est mieux placé que David Pujadas, le présentateur du 20 heures de France 2, pour nous en proposer une illustration des plus pertinentes: «Un de nos JRI a réussi à ruser. Pour simplifier, il s'est fait passer pour ce qu'il n'était pas et grâce à une caméra DVD il nous a rapporté des images de l'intérieur de la zone sinistrée.» Jean-Pierre Pernault était du voyage, lui-aussi, pour présenter deux éditions de 13 heures en direct de New York. Tout en soutenant, pour sa part, qu'aucune chaîne française n'a pu filmer sur les lieux de l'attentat, il confiera à notre consoeur Stéphanie Raïo du Figaro TV magazine: «Dans Manhattan, nous étions vraiment au milieu de l'émotion et pas de l'événement. A un moment, dans les rues de Wall Street, au milieu de la poussière, des voitures cassées et des véhicules de l'armée, tous les gens se sont arrêtés et se sont tus. Ils ont levé les yeux au ciel. Un avion de ligne était en train de passer, suivi d'un avion de chasse. Certains se sont agenouillés dans la rue. C'était une scène de psychose très impressionnante.» Il va sans dire que le sentiment de frustration qui se dégage de tous les commentaires enregistrés çà et là prouve, à l'évidence, que la marge de manoeuvre tant souhaitée par les chaînes de télévision se heurte le plus souvent aux conditions drastiques imposées par la nature et le théâtre de l'événement, s'agissant bien sûr de l'expérience qui fait, présentement, la une de tous les organes d'information. C'est peut-être pour ces raisons que les nombreuses chaînes de l'Hexagone entendent se redéployer, quand elles ne se prennent pas pour les Networks américaines elles-mêmes, suscitant et entretenant la haine pour que l'émotion ressentie à New York puisse enfin céder la place à l'événement mis en scène par une ultime croisade sur le sol afghan.