Un lecteur, amateur fidèle des informations en continu de la chaîne arabe Al Jazeera nous a téléphoné pour signaler un fait qui lui a semblé bizarre: l´attentat qui a eu lieu au Qatar a pris de court le chaîne Al Jazeera, qui ne s´est pas empressée de l´annoncer comme à son habitude. Il a fallu qu´il se rabatte sur la chaîne El Arabia pour trouver l´information qu´il cherchait. Cette soudaine pudibonderie d´Al Jazeera a laissé perplexe ce lecteur, qui se demande où elle a bien pu mettre son professionnalisme et son côté fouille-m... Faisons ici une courte digression. Il y a cent ans, le jeune Albert Einstein émettait des hypothèses toutes mathématiques pour sortir la physique d´une impasse. Avant lui, les physiciens croyaient que la lumière se propage dans un milieu «l´éther», jusqu´à ce qu´on découvre que la lumière a toujours la même vitesse, soit 300.000 kilomètres par seconde, quelles que soient sa direction ou sa source, et que l´éther n´existe pas. De quoi foutre la pagaille dans la tête des théoriciens. Einstein propose rien que moins que de changer la théorie. Il expliquera que la lumière, qui est bien sûr une onde, est formée de grains (les photons) qui n´ont pas de masse (poids), mais alors là quelle énergie. Lorsqu´il publie sa fameuse formule E=MC2, qui établit l´équivalence de la masse et de l´énergie, il avait en même temps averti qu´elle permettrait de fabriquer une bombe à la puissance jamais égalée. Si on applique la théorie d´Einstein aux médias, on pourra dire que l´information est comme la théorie de la relativité. De plus en plus, ce n´est pas la véracité d´une information qui est déterminante, mais sa vitesse de propagation. Et les technologies modernes (Internet, le fax, le satellite, le numérique, le téléphone portable) permettent de livrer une information en temps réel, voire parfois de précéder l´événement, de le prévoir, de l´annoncer à l´avance. De là à ce qu´on tente de créer l´événement, quitte au besoin à ne pas résister aux sirènes de la désinformation, il y a un pas que beaucoup de médias n´hésitent pas à franchir. En jouant sur l´émotion des téléspectateurs, ils étaient certains de réussir leur coup. Al Jazeera prise de court, c´est l´histoire de l´arroseur arrosé. On a vu tout au long des années 90 comment certains médias, pris à ce jeu de la vitesse, ont omis de vérifier leurs sources d´informations et se sont laissé manipuler: des cormorans englués dans les nappes de pétrole sur les côtes koweïtiennes, accrochages fictifs de Timisoara en Roumanie, sont autant de faits qui ont mis à nu le défaut de la carapace et dans lesquels ils ont laissé une partie de leur crédibilité et de leurs plumes. Pour Al Jazeera, et pour MBC avant elle, il était plus facile de s´étaler sur les attentats terroristes en Algérie, une exécution vidéo des otages en Irak que de parler d´un événement regrettable au Qatar. On est là devant un problème moral très délicat : celui de la liberté d´expression. La censure est une pratique ignoble dont les dégâts sont incommensurables. Elle est donc à bannir à tout jamais. En revanche, la désinformation, l´information tronquée, ou manipulée, peut avoir des effets tout aussi incommensurables. Aujourd´hui, dans le cas d´Al Jazeera, c´est cette pratique de deux poids deux mesures qui interpelle le lecteur de L´Expression. «Cette chaîne qui est si prompte à dégainer dès qu´il s´agit de l´Algérie, range soigneusement ses caméras et ses commentaires dès qu´il s´agit de son propre pays». C´est qu´on trouve toujours plus intégriste que soit. Cela nous renvoie à la théorie d´Einstein, et à la fabrication de la bombe atomique. Vous n´avez rien compris? Nous non plus. Comme disait Charlie Chaplin à Einstein: «Moi on m´acclame parce que tout le monde me comprend. Vous on vous acclame parce que personne ne vous comprend.» Les mêmes effets ne sont pas forcément produits par les mêmes causes.