Il y a plusieurs sortes d´artistes: ceux qui ont le talent inné parce que des fées bienveillantes se sont penchées sur leurs berceaux. Ils démarrent leur carrière sur les chapeaux de roues jusqu´à ce que le destin mette un point final à une montée vertigineuse. Par contre, il y a d´autres artistes chez qui le talent était à peine visible: ils n´avaient d´abord ni le physique de l´emploi, ils ne venaient pas d´un milieu artistique, ils n´étaient pas des enfants de la balle comme on dit et surtout ils n´ont pas subi une formation pour. Mais un jour, au hasard de leurs tribulations, dans leur recherche des moyens de gagner leur vie honnêtement, ils ont été aiguillés malgré eux vers les métiers de la scène. Métier dont ils ont fait à la longue leur profession. L´apprentissage a été rude et le succès n´est pas venu tout de suite, mais à force de labeur, de sueur, d´angoisse et d´incertitudes, le triomphe est arrivé un peu tard, certes, mais il fut tel que toutes les souffrances subies furent oubliées, gommées. L´artiste, enfin reconnu par le public d´abord et par les médias après peut souffler et engranger les fruits de son travail. Dans le music-hall français, on peut compter quelques carrières comme cela : Brassens, Brel, Ferré, Nougaro, Aznavour et bien sûr Raymond Devos qui vient de tirer sa révérence après une carrière de «comique», d´humoriste ou de clown, unique. Comme son ami Brassens qu´il fréquentait beaucoup et avec qui il avait tant d´atomes crochus, leurs goûts culinaires et vestimentaires communs, la même modestie dont ils faisaient preuve tous les deux, l´extrême discrétion sur leur vie privée, il avait un amour fou pour les mots. Ce penchant immodéré pour la poésie (telle qu´on la définit habituellement par non seulement l´univers créé, mais aussi par le choix judicieux des sonorités, des rythmes et des rimes) l´avait poussé, comme beaucoup de poètes qui réfléchissaient sur le sens à donner à une vie, vers l´absurde. L´exploitation de ce filon fut prodigieux : la réalité matérielle jurant toujours avec les principes et les conventions, il devenait facile, trop facile d´en débusquer les paradoxes à tel point que le commun des mortels passait devant sans faire gaffe... Cependant, comme beaucoup d´humoristes de talent, Raymond Devos ne faisait pas des jeux de mots gratuits. Il les extrayait des situations de vécu quotidien (comme par exemple l´anecdote du contribuable): il analysait, disséquait, découpait les mots, retrouvait leurs racines étymologiques, mettait en avant leur sens premier, l´opposait au sens commun, mélangeait tout cela, l´agitait et vous le resservait frais. Il savait exploiter à merveille les modes du moment: le fameux sketch de soeur Emmanuelle illustre à merveille le désarroi du pauvre téléspectateur face à l´offre gigantesque des bouquets numériques. Son physique d´ours, ses traits propres aux personnages rabelaisiens, sa truculence, ses gestes faussement gauches le font apprécier sur les scènes parisiennes où il a poussé le luxe jusqu´à intégrer des sketches musicaux dans son one man show. Il est allé même jusqu´à jouer du bandonéon, l´instrument des chanteurs des rues avec lequel il excellait à jouer des mélodies de Brassens, son ami de toujours. Ses formules devenues célèbres pouvaient se résumer dans celle-ci: «Le rire est le meilleur cadeau qu´on peut faire à autrui.»