Le bus avait repris son allure nonchalante et il vibrait de toutes ses structures, secouant ses malheureux passagers qui avaient fini par sortir de la torpeur où les avait plongés une nuit agitée; les différents repas pris rapidement, les cafés ou thés ingurgités, les parties de cartes ou tout simplement le branle-bas de toutes les nuits de carême, laissaient les personnes assommées, sans réflexes. Il faut parler aussi des sucreries avalées durant. Mouh n´aurait jamais cru tenir le coup. Coincé entre une grosse matrone en hidjab et un vieux muni d´une grande enveloppe, il essayait de rester droit afin de n´importuner personne. La matrone au voile noir pestait contre l´indécence des bus et le vieux au regard triste dévisageait silencieusement Mouh, guettant une réaction quelconque sur son visage de blasé. Mouh poussa un soupir de fatigue afin de tourner le dos à l´horrible matrone dont les formes flasques incommodaient tout le monde. Mouh chercha un regard compatissant, tous les visages étaient fermés. Chacun pensait à quelque chose. Mouh pensa alors à son itinéraire dans cette capitale qui ne devait que lui servir d´escale ou de tremplin vers d´autres horizons, mais qui avait fini par le retenir et maintenant il en était prisonnier. Le comble, c´est qu´il était arrivé à un âge où l´on ne s´évade pas, préférant attendre passivement le moment fatal...Il s´appelait en réalité Mohand. Il en tirait une certaine fierté car l´employé de mairie qui l´avait inscrit soixante ans plus tôt sur les registres d´état civil, avait respecté scrupuleusement le désir du père. D´autres employés, attachés à l´orthodoxie, transcrivaient «Mohamed» avec un «m» ou deux, mais dans son village, il n´avait jamais entendu quelqu´un appeler un autre Mohamed: toujours Mohand. C´est à l´école qu´il découvrit que certains Mohand s´appelaient, en fait, Mohamed. Et lui, tout le monde l´appelait Mouhouche, le petit Mohand, cela lui faisait plaisir. C´est à Alger que ses nouveaux camarades d´études ou de labeur l´avaient affublé de l´affectueux nom de Mouh, un peu pour lui faire oublier ses origines montagnardes...La montagne! Elle consistait chez lui en deux monticules de l´ère primaire qui écrasaient le village dont les masures disparaissaient dans une verdure exubérante. La véritable montagne, c´était au-delà, là où poussent fougère, thym et chênes à glands...De son village, Mouh avait retenu qu´il n´y avait que deux cars qui le reliaient à la capitale, ils apportaient journaux et courrier. Et pendant la guerre, ces cars étaient soumis à une fouille et à un contrôle systématiques sur tout le trajet. Le trajet, il le connaissait grâce aux noms de villes portés sur le ticket qu´un receveur familier nous remettait contre une modeste somme d´argent. Alger, Maison-Carrée, Retour de la Chasse, Hamiz, Rouiba, Réghaïa, l´Alma, Corso, Belle fontaine, Ménerville...Des noms qu´il n´avait jamais oubliés tant le voyage vers la capitale lui paraissait fabuleux. Il apprit qu´il y avait deux tarifs, assis et debout, car le bus prenait plus de passagers que permis par la réglementation. La rareté des cars obligeait les transporteurs à ne pas laisser les voyageurs sur la route. Et quand il fallait faire descendre tout le monde pour le contrôle militaire, (le plus sévère était à la ferme Roche, actuellement Tabouairt, ferme où les montagnards avaient l´habitude de voir les cochons en liberté dans la cour...), cela prenait du temps. Un jour, il avait même entendu un soldat français s´exclamer devant la profusion de burnous qui dévalait du car: «Mais, ma parole, ce n´est pas un bus mais un train...» Et le train, Mouh ne le connaissait pas encore.