Des nuages bas obscurcissaient le ciel et la grande allée de la cité se vidait peu à peu. Les rares passants pressaient le pas pour éviter une pluie de plus en plus menaçante. Les marchands, qui avaient exposé leurs produits sur le trottoir, avaient étalé de grandes bâches pour parer à cette éventualité. Le rythme de la cité avait changé dès que les prémices de la pluie se sont fait sentir: les amateurs de beignets s´étaient dépêchés d´avaler un thé tiède à la suite du beignet brûlant et les gens bâclaient leurs achats afin d´échapper à l´averse imminente. Seuls quelques vieux continuaient, imperturbables, sous le grand acacia situé au centre de l´allée centrale, une partie de dominos interminable qui avait commencé...,Mon Dieu, personne ne peut donner la date exacte de la création de ce club du 3e âge dont les membres étaient tous unis par la même volonté: maîtriser les règles de ce jeu où il y avait quand même une part de hasard. Personne ou presque ne peut dire quand s´est déroulée la première partie, sur le seuil d´une de ses boutiques alignées le long de l´allée, bien avant qu´on ait même songé à bitumer l´allée centrale, à réaliser le terre-plein du milieu, et même songé à planter cet acacia qui avait poussé très vite pour le plus grand bonheur des amateurs de dominos qui n´avaient plus à redouter les ardents rayons du soleil à la belle saison et qui affrontaient, stoïques, les coups de vent qui balayaient de temps à autre la cité en hiver. L´acacia était providentiel et il servait de parapluie aux drogués du jeu. Personne ne pouvait donner la date exacte de la première partie de dominos, mais tout le monde s´accordait à rendre hommage à khali Mouh, un homme de petite taille et aux cheveux gris. Il avait réussi à fédérer autour de sa personne tous ceux qui traînaient leur ennui sur ce grand terrain vague, boueux ou poussiéreux (selon les saisons) où avait fini par pousser un magnifique lycée. Khali Mouh parlait arabe avec un fort accent kabyle et cela le rendait sympathique aux yeux de ceux qui avaient trouvé chez lui, grâce à lui, la dernière vocation de leur vie: jouer aux dominos. Et c´est une Algérie en miniature qui se retrouvait là tous les jours, de dix heures du matin jusqu´à la prière du Maghreb, à défier le temps qui passe. Il faut préciser que le jeu ne s´arrêtait qu´à la prière du Dhor pour ne reprendre qu´après celle de l´Asser. Les joueurs ayant tous atteint l´âge de raison, tenaient avant tout à se présenter devant leur Créateur avec une conscience claire. Et c´est un spectacle que de voir et entendre les divers accents de l´Algérie profonde s´exprimer avec des formules et images qui n´appartiennent qu´aux petites gens. Ces retraités, issus des quatre coins du pays, portaient avec eux l´accent de leur terroir. C´est simple! Quand deux joueurs portaient un même prénom, on spécifiait toujours en ajoutant l´adjectif issu de son douar d´origine. Mais, par ce matin pluvieux où le ciel avait revêtu son habit de deuil, une terrible nouvelle était tombée sur le cercle serré des joueurs et des badauds réunis: khali Mouh était mort à Draâ El Mizan, victime d´un accident de la circulation. Et la partie s´était arrêtée net, en hommage à khali Mouh.