Si Boudjemaâ sentit le besoin de prendre une pause après avoir évoqué les terreurs de son enfance. Il se rendit compte soudain, que les petites peurs n´étaient qu´un avant-goût des grandes frayeurs qu´il allait connaître. Il jeta un dernier coup d´oeil sur les 4x4 verts et reprit son air pensif. Son regard se perdit dans la nudité des pâturages déserts qui s´étendaient sur la droite, c´est-à-dire vers le nord, négligeant la barrière des collines qui bouchaient la vue vers le sud. «C´est drôle! Je me suis aperçu que je prenais de l´âge le jour où l´évocation d´un petit souvenir engendrait aussitôt une cascade d´autres réminiscences aussi précises que le premier souvenir déclencheur. Mais, voilà, avec le temps, on perd souvent la chronologie des faits et l´on commence à tout confondre. J´avais revu une autre fois ces gendarmes qui arboraient tous un képi noir décoré de motifs floraux, un sinistre matin d´un jour d´hiver: il faisait gris et il gelait à pierre fendre. Juchés sur leurs imposantes montures, ils descendaient de la montagne au rythme tranquille de leurs chevaux et traînaient derrière eux un homme brun dont la maigreur était accentuée par la saleté de ses habits, son visage défait, et une chevelure hirsute. Une chaîne retenue par un cadenas lui liait les poignets et la corde attachée au harnachement d´un des chevaux lui soulevait les bras à chaque pas. Son allure faisait pitié et si, nous les enfants, nous le considérions avec commisération, les adultes lui jetaient un regard plein de mépris, car il avait dû commettre certainement quelque forfait quelque part. Son nom était connu dans la commune et il faisait figure de brebis galeuse par sa propre famille qui comptait même quelques lettrés dont un instituteur. Arrivés à la hauteur du principal café maure situé sur la principale rue du village, les gendarmes qui ne portaient qu´une arme de poing discrètement attachée à leur ceinture, arrêtèrent leurs montures et offrirent, à la stupeur de tout le monde, un thé chaud et une cigarette à leur prisonnier qui s´empressa, de ses mains menottées, d´avaler tour à tour une gorgée du breuvage brûlant qui fleurait la menthe et une âcre bouffée de fumée qu´il dégustait avec autant d´avidité que de plaisir. Nulle peur ne se lisait sur son visage: il devait sans doute être habitué à ce genre de traitement. Eh bien, si tu veux me croire, cette scène qui était pour moi d´une grande violence, je ne l´ai retrouvée que dans un seul film algérien: c´est dans Noua, un film réalisé par Abdelaziz Tolbi d´après un roman de Tahar Ouettar. C´est une séquence digne de figurer dans des actualités tout comme certaines scènes de La Bataille d´Alger. Enfin, dans la réalité, les gendarmes, en offrant un breuvage chaud au prisonnier, ont voulu montrer aux villageois qu´ils étaient humains. La dernière fois que j´ai vu ces gendarmes à cheval fut particulièrement dramatique pour l´un d´eux: comme nous étions assis sur un parapet qui bordait un fossé, pas très loin de la fontaine principale du village, deux gendarmes à cheval vinrent à passer d´un pas mesuré. Je tiens à préciser que nous aimions la compagnie des adolescents qui prisaient fort cet endroit stratégique pour la simple raison que toutes les jeunes filles du quartier passaient par là pour aller à la fontaine. Elles passaient, majestueuses et apparemment indifférentes aux regards ardents ou aux allusions éloquentes que soulevaient les commentaires des jeunes hommes. Quand les gendarmes arrivèrent à notre hauteur, l´un des chevaux fit brusquement un écart, se cabra, projetant son cavalier dans le fossé recouvert d´une épaisse haie de roseaux feuillus. Nous eûmes très peur d´être les témoins involontaires d´un accident grave, mais le gendarme se releva indemne, grimpa sur la route en se débarrassant des feuilles d´orties qui s´étaient collées à ses vêtements et reprit le contrôle de sa monture. C´était la dernière fois que je les vis à cheval.»