Si Boudjemâa se souvient bien de la première fois qu´il est monté dans ce car dont il ne connaissait jusqu´à présent que l´aspect extérieur. C´est vrai qu´il s´était accroché, comme tous les garnements du village, à l´échelle qui pendait à l´arrière du véhicule et qu´il sétait laissé entraîner pendant quelques mètres, le temps que mettait le car pour se garer. Même qu´un jour où le car avait freiné brusquement, il avait été projeté violemment dans les buissons où il avait atterri sur un tapis de ronces, qui avait amorti sa chute. Il l´avait échappé belle! Depuis, il n´avait plus couru après ce car qui l´avait surpris et lui avait fait un mauvais coup qui révélait sa traîtrise au grand jour. Pourtant, il n´avait jamais mis les pieds à l´intérieur et il avait longtemps envié les grandes personnes qui montaient à bord sans complexe et sasseyaient en pliant soigneusement leur burnous pour ne pas prendre trop de place. Lui, il avait toujours rêvé de prendre la place juste derrière le chauffeur, ce vieil homme aux cheveux argentés qui avait toujours une cigarette aux lèvres et dont la voix grave résonne encore à son oreille. On disait de lui que durant ses quarante années de carrière, sur cette route qui va de la capitale, il n´avait jamais fait le moindre accident même si sur le chemin du retour, il prenait quelque apéritif pour tuer la monotonie de cet itinéraire dont il connaissait le moindre recoin, le moindre virage. Tout le monde se sentait en sécurité avec lui et il maniait le volant d´une main sûre et puissante. Enfin, pour le petit enfant impatient qui deviendra vite un homme désabusé, le grand jour est enfin arrivé. Levés très tôt, les enfants se sont agglutinés autour du car, un Saurer dont le moteur ronflait déjà, leurs petits sacs contenant leur casse-croûte en bandoulière, ils attendirent avec impatience l´appel de leur nom pour monter dans le car. Ceux qui montaient les premiers faisaient des grimaces ou des signes de triomphe à leurs camarades anxieux qui attendaient encore leur tour. Comme toujours, les chahuteurs choisissaient les places du fond pour échapper à la vigilance du maître. Une fois tout le monde installé, l´enseignant fit les dernières recommandations de sécurité. Enfin, le chauffeur ferma les portes arrière et avant, jeta un dernier coup d´oeil dans le large rétroviseur perché au-dessus de sa tête et le car s´ébranla sous les hourras des enfants qui agitèrent leurs mains pour dire au revoir à ceux de leurs parents qui les avaient accompagnés. Si Boudjemâa sentit sa tête tourner et le vertige, qui le saisit momentanément, augmenta le sentiment d´exaltation qu´il avait ressenti auparavant. Les maisons qui lui faisaient face reculèrent doucement, puis le défilé des images s´accentua: les figuiers, la fontaine, les maisons basses aux tuiles rouges, les haies, les rangées de roseaux touffues, et bientôt, juste après le virage, l´enfant eut un serrement de coeur. Le village était désormais derrière lui et bientôt même les champs familiers où il faisait maintes escapades laisseront place à d´autres lieux qu´il n´avait jamais explorés. Le chauffeur donna un retentissant coup de klaxon pour signifier que le voyage avait irrémédiablement commencé et le maître se leva pour demander d´entonner cette horrible chanson qui l´enthousiasmait quand il était innocent mais dont il découvrit le caractère colonialiste, une fois devenu adulte. «Hé garçon, prends la barre!», résonna vite lancée par une cinquantaine de voix si aiguës que le vieux chauffeur fit une sympathique grimace. Si Boudjemâa profita d´un moment de distraction du maître pour sortir la tête de la vitre ouverte, pour sentir le vent ébouriffer ses cheveux et avoir l´impression d´être déjà sur mer. Mais, la mer était encore loin derrière cette haute barrière montagneuse qui leur gâchait la vue.