On imagine toujours El Badji assis sur un rocher en bord de mer, les embruns caressant ses rares cheveux grisonnants. C'est un cliché popularisé par ses rares apparitions à la télévision, une association d'images rendue possible par le film Saha Dahmane, mettant en scène le chanteur à la voix rocailleuse Dahmane el Harrachi, mais aussi par la chanson Raiha Ouine, écrite par Mustapha Toumi, merveilleusement interprétée dans le film Echebka et qui est une plongée en apnée dans le monde rude des pêcheurs. C'est que lorsque El Badji prenait sa guitare, il donnait une autre tonalité et un autre tempo au chaabi, auquel les instruments à cordes vont si bien, que ce soit le mandole, le luth ou le banjo. Musique citadine s'il en est, le chaabi n'en exprime pas moins une profonde tristesse, celle de tous ces hommes qui aiment et qui ne sont pas aimés, en retour, mais aussi de tous ces êtres qui ont été à «l'école de la vie», comme disait El Anka, qui ont souffert, et qui ont lutté pour gagner leur croûte. Dans ce combat pour la survie, le chaabi est aussi un acte de résistance, depuis notamment l'époque coloniale, et El Badji en savait quelque chose, qui a été emprisonné dans les geôles coloniales, et torturé, à Serkadji, une prison de triste mémoire. On dit que muni de sa guitare de fortune, El Badji y a composé ses plus belles chansons, dont «Bahr etouffane» et «el Maqnine ezzine». Mer agitée, vagues et écume, mouettes inquiètes, oiseaux en cage, la poésie de El Badji était chargée de cet air marin qui reflétait la mélancolie d'un quotidien pas toujours rose. On ne peut pas comprendre le chaabi si on n'a pas souffert, si on n'a pas goûté à l'amertume de l'amour, à la trahison de l'être aimé qui croit que les élans du coeur ne sont que jeux d'enfant. El Badji, ce n'étaient pas les qacidat des maîtres, mais plutôt ses cris qui viennent du plus profond de ses entrailles, un rythme à la Verlaine, préférant l'impair, l'arpège délicat et parfumé, le suggéré, le dentelé, l'écume qui court sur les vagues, flots, ressac, barques emportées par le courant. Son amour, il ne le disait pas ouvertement, on le devinait, il était toute contenance, discret, mystérieux, un murmure à peine, et qui s'en va. A-t-il été compris? Question restée sans réponse.