Les islamistes veulent s'offrir des postes dans les nouveaux régimes en constitution dans le Monde arabe, a indiqué dans cet entretien, Larbi Sadiki, enseignant de sociologie politique en Grande-Bretagne. Selon lui, ils se sont imposés sur l'arène politique et tentent de s'imposer comme seule et unique alternative politique aux peuples arabes. S'agissant de la compatibilité du modèle de gouvernance turc pour le Monde arabe, il dira que cela relève de l'illusion et d'absence de perspectives. L'Expression: La montée en puissance des courants islamistes suscite des craintes et menaces pour l'avenir des processus démocratiques selon bon nombre d'experts arabes et occidentaux. Qu'en pensez-vous? Larbi Sadiki: Pour asseoir la démocratie et construire des Etats de droit dans le Monde arabe cela constitue une mission difficile. Car, cette mission marque un point de rupture entre les régimes post-coloniaux et des générations, qui aspirent à l'avènement des démocraties dans leurs pays. Des régimes qui sont soutenus et cautionnés par les grandes démocraties occidentales. Pourtant, ils sont incompétents, corrompus et corruptibles, et belliqueux vis-à-vis de leurs peuples. Mais, pour préserver leurs intérêts stratégiques: (pétrole, marchés...), les Occidentaux ont même pris part à l'assujettissement et à la répression des peuples arabes. Donc, pour parvenir à réussir des transitions démocratiques, les chefs arabes sont face à un examen de l'histoire politique portant sur l'évolution et le devenir de leurs peuples. Une telle mission exige cependant du temps et de l'expérience, mais aussi et surtout l'implication de toutes les catégories sociales, culturelles, économiques, éthiques et confessionnelles, pour traduire la volonté de leurs peuples. Tout cela nous emmène, donc, à poser cette question: quelle leçon de démocratie et de civilisation nous ont donné les révoltes arabes, en l'occurrence celles des peuples égyptien et tunisien? Sachant que ces dernières ont pu démanteler pacifiquement et sans acte de violence des dictatures, les plus policières et répressives au monde, sans qu'il y ait pour autant une ingérence étrangère! Aujourd'hui, les rues arabes sont hostiles aux actes d'ingérence, voire au discours humaniste de l'Occident. Elles expriment, à travers toutes les rues arabes, rien que des revendications venant d'en bas; de la société profonde. Et, elles refoulent et rejettent tout ce qui est proposé d'en haut, soit des décideurs. Unanimes dans leurs messages. Elles demandent qu'une chose: laissez-nous (enfants du peuple) vivre en paix, dans la dignité, laissez-nous choisir en toute liberté par qui et comment on va être gouvernés. Et pour revenir à votre question portant sur le danger de la montée des courants islamistes, après notamment la chute de certains dictateurs arabes, je pense en effet que les islamistes constituent un danger pour la réussite des processus démocratiques dans le Monde arabe, en l'absence d'un contre-pouvoir politique organisé et politiquement mature. Donc, vous pensez qu'il y a absence d'un contre-pouvoir politiquement mobilisateur face à la montée des islamistes au sein de la société arabe. Avec la série de révoltes arabes, suivie par la chute de certaines têtes de régimes dictatoriaux et despotiques, pour se positionner et traduire sur le terrain leur conception d'un Etat islamique, lequel dirigera les destinées des peuples arabes. Ces révoltes ont invité deux penseurs musulmans à réfléchir sur la place de leur religion dans les révoltes mais aussi dans la mise en place de nouveaux régimes, réformes et Constitutions. Donc, les islamistes ne perdent pas une minute de l'évolution des événements en ces moments de transition. D'autant plus, le spectacle que reflètent, aujourd'hui, les rues tunisienne et égyptienne ne prêtent guère à voir l'avenir en faveur de la démocratie. L'organisation, les liens et réseaux, clandestins et informels tissés par les islamistes durant les dictatures répressives, sont actionnés et mis en marche pour asseoir un islamisme politique et idéologique. Ils peuvent même confisquer les acquis arrachés par des centaines de milliers de jeunes manifestants et réseaux de masse, qui ont fait tomber les dictatures. En Egypte par exemple, les mouvements islamistes sont bien solides et enracinés dans les entrailles de la société, d'où même le président déchu Hosni Moubarak n'a pu les contenir et les contrôler et ce, en dépit des campagnes de répression qu'il avait menées contre eux. Voire, ils détiennent des biens et intérêts économiques. Aujourd'hui, sur le terrain, les islamistes sont donc présents au sein de toutes les catégories sociales. Et, ils s'expriment, haut et fort, dans les places publiques et officielles. Comment peut-on expliquer une telle montée en puissance des islamistes comparativement aux autres courants politiques? L'évolution des événements dans le Monde arabe après les révoltes d'une part, et de l'autre, il faut dire que l'expérience algérienne au début des années 1990 avec les islamistes doivent nous amener à réfléchir sur les leçons de l'Histoire, les uns et les autres. Profitant de l'absence d'une élite organisée et manifestement présente sur le terrain, les islamistes se sont substitués et multiplient leurs actions et alliances aussi bien parmi les foules et les cercles décisionnels. En Egypte et en Tunisie, les mouvements islamistes, jadis interdits, ont arraché, maintenant, des agréments et proposent, d'ores et déjà, des projets constitutionnels. Les Frères musulmans en Egypte sont déjà en bonnes relations avec la direction de l'armée qui se trouve aux commandes. De telles initiatives ne sont pas innocentes ou sans desseins politiques et stratégiques. Ils essaient de peser sur les réformes à venir. Ils veulent s'offrir des postes de commande et faire passer leurs idées pour servir de lignes directrices en politiques interne et externe. Donc, les mouvements politiques réalisés et les étapes traversées jusqu'ici par les courants et mouvances islamistes constituent une réponse politique de substitution et non une alternative politique de sortie de crise. Cela est dû surtout à l'absence de l'élite pouvant servir de locomotive et s'imposer comme alternative en mesure de traduire les revendications des peuples en projets de société. Et au regard de l'expérience algérienne avec les islamistes, il faut dire que cette dernière sera bénéfique, voire à méditer par les peuples arabes. A voir des années durant, quand l'Algérie peinait à se débarrasser de l'intégrisme islamique et du terrorisme qui s'en est suivi, c'est dire que les islamistes ont montré leurs limites et les conséquences de leur soif aveugle à s'imposer comme solution et un alternatif monopoliste dans la vie politique des peuples arabes. Donc, l'environnement politique dans le Monde arabe tend à montrer comment les islamistes veulent, en silence et de manière stratégique, accaparer le pouvoir et le monopoliser. Et cela signifie que les peuples arabes ont pu faire tomber des dictatures au profit du despotisme islamique et monopoliste de la vie politique. Quelle lecture faites-vous de la position de l'Occident à l'égard des mouvances islamistes? Les mouvements et courants islamistes arabes demeureront sympathiques aux yeux de l'Occident tant que leurs actions ne viennent pas remettre en cause l'ordre établi par ce dernier, qui veille à perpétuer son hégémonie sur la région et les déposséder de leurs richesses. Cela dit: tant que l'Occident arrache des contrats politiques et stratégiques avec les islamistes, ce dernier ne se soucie guère de l'avenir de la démocratie dans les pays arabes. Les Occidentaux et à leur tête les USA, sont connus pour ça. Ainsi, les USA ont établi des contrats politiques avec les taliban en Afghanistan, avec Al Qaîda en Irak. Donc, les Occidentaux fonctionnent selon leurs intérêts et ceux de leurs alliés. A ce titre, les courants islamistes sont contraints de passer des accords avec les USA pour accéder au pouvoir. Les islamistes en sont d'ailleurs conscients, d'où se montrent déjà en bons termes aussi bien avec la direction de l'armée que du discours américain. Le modèle de gouvernance turc est présenté, aujourd'hui, comme étant exemplaire pour les pays arabes. Qu'en pensez-vous? Non, je ne pense pas. Le modèle de gouvernance turc est le produit de l'évolution et de l'expérience politiques turques, mais pas le résultat de la lutte des Egyptiens ou d'un quelconque peuple arabe. Tous les peuples arabes doivent produire des expériences et mener des luttes pour mettre en place des stratégies et des politiques de gouvernance en mesure de traduire les volontés de leurs peuples. Donc, c'est aux élites arabes que revient la mission de bâtir des institutions solides et savoir amasser les revendications de leurs peuples en projet de société. Néanmoins, cela exige plusieurs années de lutte et de sacrifices. Les manifestations et révoltes ne conduisent pas seules à la réussite, à l'avènement de la démocratie, sans qu'il y ait au préalable une élite conductrice. Y a-t-il des élites arabes en mesure de relever un tel défi? Les élites arabes sont en phase de formation et en rupture avec leurs peuples. Car, les régimes arabes ont domestiqué une partie de l'élite et poussé l'autre à l'exil. Donc, elles sont éparpillées et noyées par la montée en puissance des islamistes, qui d'ores et déjà, se préparent pour des échéances électorales et à s'inscrire dans les réformes en cours.