La mouvance salafiste tente par tous les moyens de compromettre le passage de l'autoritarisme à la démocratie. Drapeau tunisien à la main, Oulfa est désabusée, elle doute. Cette jeune fille fraîchement diplômée de la faculté de droit, vit sa première déception...de la révolution. En compagnie d'autres amis, elle est venue au procès de la chaîne Nessma TV, le premier procès d'opinion tenu en Tunisie depuis la révolution. «Je suis venue défendre un droit», dit-elle, celui de la liberté d'expression. Les Tunisiens attendent de récolter les fruits de leur révolution. Ce qui n'est pas certain! En réalité, «les objectifs de la révolution tunisienne ne sont pas atteints». Pour Oulfa, les choses méritent d'être appelées simplement par leur nom. «La Tunisie traverse une période décisive, soit la presse sera libre soit on continuera à lutter», a-t-elle résumé. En tout cas, nombreux sont les Tunisiens qui attestent que le contexte actuel «est fabriqué de toutes pièces». La volonté de basculer une nouvelle fois le peuple du jasmin dans la pensée unique, comme ce fut le cas sous Ben Ali, n'échappe à personne. Aujourd'hui, en raison de la diffusion d'un simple film, une chaîne fait face à la justice, son patron est menacé d'assassinat. Le peuple tunisien est terriblement inquiet. L'affaire Nessma TV sera décisive pour l'avenir de la presse, de la justice et du pays tout entier. «Ce pays est le nôtre. On s'est révolté contre une presse médiocre, contre une organisation sociale médiocre... le sang des martyrs qui se sont révoltés pour la liberté d'expression n'a pas encore séché», s'écrit Oulfa considérant que les acquis de la révolution appartiennent à tous les Tunisiens.«Les islamistes tentent simplement de nous violenter, de rétrécir nos libertés», déplore-t-elle. Le tort d'être berbère En termes simples, la mouvance salafiste tente par tous les moyens de compromettre le passage de l'autoritarisme à la démocratie. De l'autre côté de la balance, la société civile dénonce l'instrumentalisation des salafistes. Une certitude saute aux yeux dès qu'on entame un échange de propos avec les Tunisiens. La peur est partie avec Ben Ali. «On n'a plus peur de personne. On veut vivre ensemble dans un même pays. Dieu est pour tous, l'Islam est la religion de tous», tranche un jeune chauffeur de taxi rencontré à Mechtel à Tunis. Le nouvel hymne à la liberté est connu de tous. «Ne me juge pas, je ne te juge pas. Ne me rejette pas, je ne te rejette pas. Nos différences doivent être débattues en toute démocratie, en toute modernité et avec civisme», simplifie Oulfa avec un regard plein de révolte. L'histoire d'une fille qui raconte son origine a failli tourner au drame. Présentatrice à la chaîne Nessma TV, Rym Saïidi a eu le tort, selon certains nationalistes, d'être simplement berbère mais surtout la gravissime indélicatesse de le dire en plein plateau de télévision. Comme quoi le jasmin tunisien n'est pas berbère. Rym raconte: «Il y avait un invité sur nos plateaux, en l'occurrence Me Béchir Essid, ex-bâtonnier des avocats tunisiens et chef d'un parti nationaliste qui était offusqué du fait que j'ai dit que je suis une Berbère». Elle poursuit: «Si El Béchir me dit: «C'est grave ce que vous dites!» Moi, je n'ai rien capté, j'ai dit que je suis berbère tout naturellement». Depuis, c'est toute la vie de Rym qui basculera. Elle est devenue l'ennemi numéro deux, après Nabil Karoui, patron de Nessma TV, pour les islamistes et les pseudo nationalistes. Chaque fois que Rym consulte sa boîte e-mail, elle tombe sur des insultes de tout genre et des menaces de mort. Elle espère que ces menaces s'arrêtent à l'état verbal. Pour Rym, il n'est pas question de céder quand il s'agit de son identité. «La Tunisie est mixte, on peut être berbère, arabe, andalou ou autre, c'est une mosaïque de plusieurs ethnies et je dirais même de plusieurs identités.» Elle ne savait pas que le fait de dire que «je suis berbère» allait poser un problème. «C'est là que j'ai vu une réaction complètement démesurée. Une réaction morbide», s'offusque-t-elle. Les jours qui suivirent, des pages Facebook ont été créées contre elle, des gens ont carrément appelé à la violence et au meurtre. C'est pour dire qu'en Tunisie, il y a une certaine cristallisation de la question identitaire qui est très grave mais essentielle. «La Tunisie est arabo- musulmane oui, mais pas seulement! Elle est aussi berbère, byzantine, andalouse, ottomane, méditerranéenne, africaine,etc.», poursuit Rym. En tout cas, le débat sur cette question s'est posé dans la haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, et c'est ainsi que la chaîne Nessma TV a récupéré le débat pour le poser comme le cas de la question de la liberté d'expression. «On l'a abordé comme l'aurait fait feu Mohammed Arkoun en disant que l'identité est mobile et qu'elle n'est pas du tout quelque chose de figé et dans le temps et dans l'espace. Chacun a son identité individuelle d'abord, et ensuite collective bien entendu», estime Rym. Pour cette présentatrice, les mots fusent d'eux-mêmes. «Moi, je ne suis pas arabo-musulmane, je suis berbère et je le revendique», s'enorgueillit-elle. Les Berbères étaient longtemps marginalisés. Non seulement sous Ben Ali mais depuis Bourguiba. Ce dernier les a complètement effacés de la carte. «Il n'y a eu aucune reconnaissance ni de notre culture ni de son apport», indique un jeune rencontré en face du Palais de justice de Tunis. Malheureusement, «les Tunisiens ne savent pas que Jugurtha était berbère et que les plus grandes tribus tunisiennes le sont également», poursuit-il. Selon ses dires, beaucoup de Tunisiens «ne savent pas que Massinissa a lutté pour que Carthage soit libre». «Les Berbères ont une éducation particulière, notamment en ce qui concerne le respect de la femme et des libertés», se targue-t-il. «Je pense qu'on doit nous réconcilier avec nous-mêmes, avec notre identité. On est fièrs de l'Islam et de ses apports en matière de connaissance et de tolérance mais je ne suis pas du tout d'accord avec cet islam complètement fermé qu'on nous présente. Il faut que les gens sachent que c'est une question avant tout personnelle et non un fait politique et collectif», précise-t-il... La presse dans le collimateur des salafistes L'ONG Reporter sans frontières (RSf) a ouvert depuis le mois d'octobre de l'année passée son bureau à Tunis pour surveiller la liberté d'expression et veiller à ce que les journalistes puissent faire leur travail dans des conditions raisonnables, correctes et respectables. «On a été très inquiets de voir ce qui s'est passé à la suite de la diffusion de Persépolis. On peut bien critiquer la chaîne et provoquer un débat, mais il ne fallait pas que ça prenne cette tournure et qu'il y ait un tel déchaînement et une telle violence», indique Olivia Gré, responsable du bureau RSF à Tunis. Pour Reporters sans frontières, «depuis le départ on a soutenu la chaîne Nessma TV, non pas pour le plaisir de soutenir mais pour défendre le droit de diffuser les programmes qu'elle juge appropriés. Ça fait partie de la liberté d'expression», poursuit-elle. La Tunisie vient, en fait, de se doter d'un nouveau code pour la presse mais qui n'est pas entré en application. «Ce qui nous préoccupe justement, c'est que parler d'une identité et à travers elle parler de la religion c'est bien. C'est l'affaire des Tunisiens, mais il faut que les médias n'aient pas peur de faire leur travail, n'aient pas peur de parler d'Islam, n'aient pas peur de critiquer la politique quand elle se base sur la religion», indique O.Gré. La religion, dites-vous? La religion, «c'est quelque chose qu'on doit respecter, qui est l'affaire intime de chacun, mais il ne faut pas que ça devienne la nouvelle ligne rouge dont les gens n'osent plus parler parce que c'est là une nouvelle dictature qui n'est autre que la dictature de la pensée», soutient Olivia Gré. En effet, les journalistes ne doivent pas avoir peur de donner l'avis d'une partie et l'avis de l'autre partie. Ce que les journalistes tunisiens ont gagné après la révolution c'est la liberté de parler et de penser et ces libertés ne doivent pas disparaître au profit de l'obscurantisme. «Les anciens médias ont tout de même retourné leurs vestes. Ils étaient des pro Ben Ali jusqu'au 14 janvier 2011, puis deviennent pro révolution le lendemain- «Les médias peuvent gagner la bataille de la liberté d'expression, mais ils doivent se repositionner, ils doivent se situer par rapport aux valeurs de leur métier, à l'éthique de leur métier», soutient O.Gré. Ben Ali, c'est fini! Maintenant, les Tunisiens doivent reprendre à fonctionner professionnellement dans un Etat démocratique. Chose qui n'est pas toujours facile, «quand on se retrouve dans cette dictature de pensée», soutient-elle. Une chose est sûre, relever les défis par la presse contre les islamistes est possible, mais il faut que ça se fasse correctement. «Ce qu'on reproche en Tunisie à certains journalistes, c'est de s'attaquer aux salafistes avec trop de passion, sans analyser véritablement les dangers de cette démarche», poursuit-elle. En somme, «la bataille contre l'extrémisme religieux doit se nourrir de professionnalisme». Sejnane, 1er émirat islamique en Tunisie Au village de Sejnane, situé dans l'Extrême Nord tunisien (gouvernorat de Bizerte), des islamistes radicaux ont supprimé au nom de la «charia», plusieurs libertés fondamentales. Toutes les libertés individuelles préalablement en vigueur, ou presque, ont ainsi été supprimées. Rien ne les repousse... Les femmes sont immédiatement voilées et forcées à porter la burka. Même les hommes n'ont pas échappé aux nouvelles règles de la charia. Il les ont obligés à porter la barbe et à faire la prière dans la mosquée du village. Pis encore, la télévision et la musique sont devenues interdites. Un Etat dans un Etat Dès que le salafisme a surgi dans le sillon de la révolution du jasmin, un climat délétère de fantasmes et la terreur gagnent le ciel de tout un peuple. Tout compte fait, une réalité est connue de tous, le salafisme n'est pas une découverte en Tunisie, il a existé bien avant. Il serait né dans les années 80, d'une scission au sein de la Jamaâ Islamya. Aujourd'hui, il faut savoir que les salafistes ne constituent pas de courant idéologique homogène proprement dit. Ce courant compte en réalité deux ailes. Une aile radicale et une autre, plus pacifiste; connu sous les nominations de salafistes djihadistes et salafistes quiétistes. Depuis la révolution du jasmin, les salafistes ont intensifié leurs activités. Les salafistes se dépêchent à tisser leurs réseaux pour contrer Ennahda, jugé comme un «mouvement trop laxiste, ne faisant pas honneur à l'Islam». Sans trop attendre, ces salafistes ont vite exprimé leur volonté d'islamiser le pays. Les premières démonstrations de force ne se sont pas fait attendre: attaques de maisons closes, affrontements avec la police, mise à sac d'une salle de cinéma dans la capitale et des attaques d'une rare violence contre la chaîne Nessma TV, fermeture de la faculté des lettres de la Mannouba depuis le mois de novembre de l'année passée à ce jour. Le programme de ces salafistes est édicté par l'«Emir». «Celui qui le transgresse, sera soumis a des sévères sanctions», témoigne-t-on.