«Notre cause a triomphé» Abbane le surnommait Djaâfar. On ne présente pas Yacef Saâdi, le héros de la Bataille d'Alger, celui qui aura révolutionné le concept de la guerre urbaine pour lequel il a été consulté par le Pentagone. En cette belle journée de mars, il nous accueille dans sa villa sur les hauteurs d'Alger. Casquette sur la tête et baskets blanches, du haut de ses 84 ans, Yacef Saâdi garde de beaux restes de sa dextérité d'antan. Quant à sa mémoire, elle est toujours intacte. Il raconte dans le menu détail des souvenirs de guerre truffés d'anecdotes croustillantes... la guerre a aussi son humour... Dans cet entretien, Yacef Saâdi a bien voulu nous livrer quelques souvenirs. Comment il avait vécu l'annonce du cessez-le feu alors qu'il se trouvait en prison à Fresnes en France. Suivons-le... L'Expression: L'Algérie fête le cinquantième anniversaire des Accords d'Evian. En tant qu'acteur de cette Révolution, comment avez-vous appris et ressenti la nouvelle du cessez-le feu? Yacef Saâdi: On a lutté et Dieu merci, on est arrivé au but recherché qui est l'indépendance. On a atteint l'objectif et notre cause a triomphé. Ce n'était pas seulement une victoire mais un triomphe. La France, qui se targait d'avoir gagné la guerre, on a dit qu'elle mentait car si elle avait gagné la guerre elle ne serait jamais sortie d'Algérie. J'ai appris cette nouvelle en prison, à Fresnes, j'étais avec Mohamed Boudiaf, Mustapha Lachref et Hocine Aït Ahmed Vous l'avez appris comment? On avait le régime de détenu politique en prison et donc on avait accès aux médias, aux journaux et la radio Sawt El Arab. On était au courant de tout ce qui se passait. On apprit cette nouvelle avec une grande joie, je ne peux pas décrire ces instants-là. Dès qu'on a appris que c'est cessez-le-feu, on a compris qu'il n'y aurait plus d'armes, plus de torture, de douleurs, de bombes, et plus de morts. C'est la Paix pour ainsi dire. Quel est le combattant, le prisonnier qui attend son tour à la guillotine et qui apprend qu'il y a un cessez-le-feu et qui ne serait pas content? Il faut essayer de se replacer dans ce contexte et de mesurer l'ampleur de cette joie qu'il m'est impossible d'avoir maintenant. Le fait que la France accepte de discuter avec nous c'est qu'elle a jeté l'éponge, après avoir tout fait, si bien que De Gaulle avait doublé l'effort de guerre et avec le lot d'atrocités et de mal pour l'Algérie. Le 17 mars, il y avait un coup d'arrêt, les plumes se sont arrêtées d'écrire car De Gaulle avait exigé de garder une partie du Sahara algérien. Cette situation nous avait déçus. On attendait et on se demandait ce qui allait se passer. Deux jours après, les pourparlers ont repris et ils ont décidé de la date du cessez-le-feu et de la date du référendum. Quand ils ont signé les accords, on s'est dit donc c'est sérieux. Et il fallait donc quitter la prison de Fresnes pour aller où? C'était la joie, la grande joie, chacun faisait son paquetage et des projets. Beaucoup ont été libérés et nous, les anciens condamnés à mort, on a été libérés les derniers. Ils nous ont donné un avion qui nous a conduits à Genève et ensuite vers Tunis où se trouvaient la plupart des responsables du FLN. A Tunis c'était la bagarre pour prendre le pouvoir. Chaque soir on était approchés par un responsable qui nous invitait à un dîner pour rejoindre son camp. Etes-vous satisfait de la manière avec laquelle est fêtée cette date? Je dois d'abord faire une remarque à propos de la date du 5 juillet. Cette date représente à la fois une joie et une douleur. La joie c'est que la France est partie, et je tiens rancune à la France car elle a débarqué le 5 juillet. En fait, la vraie date du référendum était le 3 juillet. Pour revenir au 19 Mars, je suis rentré de Tunis par le Maroc avec un passeport comme étant natif d'Azrou, une région du Maroc. Arrivé à Alger, on a trouvé une incroyable liesse populaire. Et c'est là que sont intervenus les marsiens. Le Gpra avait appuyé ces derniers pour prendre Alger et donc le pouvoir. Etes-vous d'accord pour que cette date soit celle d'une fête nationale chômée et payée? Non, c'est une journée tout à fait normale. C'était un ouf de soulagement car les armes avaient cessé. 50 ans plus tard, des personnalités politiques et historiques exigent des excuses officielles pour ce que la France coloniale avait commis en Algérie. Vous adhérez à cette démarche ou avez-vous un autre point de vue? Je vais vous dire en toute sincérité ce que je pense. La France est venue en Algérie par la force. Nous l'avons sortie par la force. Je vous réponds à cette question comme suit: imaginez que quelqu'un vienne dans ma maison de force éventrer ma femme, la tuer, enlever le bébé de son ventre et l'égorger devant moi. La personne revient quelque temps au domicile où elle a commis le forfait et vous demande pardon. Allez-vous pardonner à cette personne? Moi non, elle a égorgé mon fils devant moi. Je ne pardonne pas! Je ne participe pas avec ces personnes qui demandent à la France de reconnaître son forfait en Algérie. Ils violent, ils torturent et ils égorgent et ils viennent demander pardon? Accepter est une manière de blanchir la France. Je connais la description totale de leur mode opératoire de torture, je connais tous les lieux de torture à Alger. Aussaresses a pendu Ben M'hidi alors qu'il était mort! En revanche, je suis d'accord et je participe à l'action selon laquelle la France nous restitue notre argent et nos richesses. La France a occupé l'Algérie pendant 132 ans, elle a pillé les richesses, qu'elle paie ses dettes. Il y a donc deux choses: pas de pardon car le mal est fait et je ne quémande rien. Personne n'a invité la France à venir en Algérie. Je demande la restitution de nos biens. Il y a eu dernièrement un documentaire suivi d'un débat sur France 2. Une dame française en a voulu aux poseurs de bombes pour avoir été blessée lors du fameux attentat du Milk Bar à Alger. Que répondez-vous à cette dame? Elle n'avait pas à se trouver sur le lieu de l'explosion. C'était la guerre! Mais je précise qu'il y avait eu 35 bombes posées auparavant par les ultras et qui avaient explosé, y compris celle de la rue de Thèbes avant la première bombe signée FLN. J'ai les dates et les lieux de l'explosion. Il fallait donc répondre à l'ennemi par les mêmes armes. Ces personnes n'étaient pas des terroristes. Elles luttaient pour l'indépendance de leur pays. Après l'attentat de la rue de Thèbes à la Casbah, le peuple voulait se venger. On l'a empêché en lui expliquant que «nous combattons pour libérer notre pays et que si l'ennemi possède des bombes, on va en fabriquer nous aussi». M.Yacef, si c'était à refaire, vous auriez changé quoi 50 ans plus tard... Le point qui me gêne le plus c'est que j'ai envoyé des gens à la mort, ils sont restés sur le pavé des rues pleines de sang. 30 ans plus tard (il parle des années 1990, du terrorisme, Ndlr), on se retrouve dans une situation où l'Algérien tue un autre Algérien. Je me dis alors que j'ai trompé ces gens-là. C'est la chose qui m'a le plus blessé. Je n'ai jamais imaginé survivre et voir que des Algériens tuent d'autres Algériens. Ça m'a fait mal, très très mal.