[Voir une étoile en plein jour...] Est-ce possible? Si oui, est-ce permis à celui qui veut, et même à celui qui peut? Le poète le sait, dès lors qu'il se sacrifie à son rêve. Ainsi, l'image poétique naît-elle dans le secret de l'âme et de l'esprit, - ceux-ci accouplés dans la rêverie qui, elle-même, relève entièrement d'une ontologie spécifique de la conscience humaine à un instant de vie précis. Oui, je le pense fortement en considérant l'opuscule intitulé La Mer vineuse (disait l'aveugle) (*) de Abderrahmane Djelfaoui et la belle initiative des jeunes éditions L. de Minuit dirigées impeccablement par la poétesse et romancière Nadia Sebkhi. Et d'abord, si l'on sait que l'auteur de La Mer vineuse (disait l'aveugle), né en 1950 à Belcourt (Alger), a été animateur à la Cinémathèque algérienne, qu'il a fait des études de sociologie, qu'il a été très tôt charmé par la photographie, le cinéma, les expositions de peinture, et si l'on mesure tout le rapport qu'il a avec l'image et la culture, on lui reconnaîtra sa qualité d'homme d'images. Il est, encore «plus professionnel», oserai-je dire, que dans ses autres essais en écriture et, notamment, dans ses deux précédents recueils de poèmes Ô ville de cent lieux, ville noire et Night Watch (Au Balcon des veilles, traduit du français vers l'anglais par Andrea Moorhead). Globalement, ici et là, l'image ne peut se dispenser d'être avant tout «représentation», «réflexion», une communication par le «spectacle» mettant en valeur sa qualité éducative. Voilà une poésie que l'on aime aujourd'hui! Dans les trois publications citées, nous avons alors un florilège de poésies, des pièces courtes pour la plupart, disposées en ornement graphique, aux vers concis, denses, au pouvoir long, où abondent tour à tour symboliste et hermétisme de bon aloi. Pour autant, c'est une poésie directe, éclatante, éprouvée, précisément en raison de sa fugacité, d'une part, et de sa fulgurante activité dans l'imagination de son créateur, d'autre part. De fait, on sait que tout poète n'est certes pas un être ordinaire, pas plus a contrario qu'un être hors du temps. Le poète entrevoit l'instant où, des profondeurs de son moi intime, monte et grandit en lui l'immensité de sa rêverie; il vit cet instant et il se l'assimile. Et tout naturellement, Abderrahmane Djelfaoui apparaît ainsi à qui croit, comme moi, à la poésie marine, celle de notre Cité essentielle Alger, celle de mes «Mouettes de l'éternité» veillant au-dessus des terrasses d'El Qaçba, zemân sur nos rêves inextinguibles, et à qui aime comme lui sa «Ville mer» dont désespérément le «Scalp d'une Médina» forme la tragique souffrance de toutes ses beautés artistiques et populaires ensevelies. Il ne faut pas ignorer que quelques-unes de ces beautés sont telle une «aube à fleur de rouille», nous dit le poète, et c'est dans les pages où s'épanouissent «Les Vignes de la mer». Page après page, s'y insèrent sept livrets de chants méditerranéens. Abderrahmane Djelfaoui, s'inspirant de l'immortel barde «Mélésigènes» surnommé Homère (c.-à-d. «aveugle» en grec, infirmité due probablement à une grave ophtalmie) évoquant l'époque antique, raconte avec humilité son voyage vertueux à travers son pays de mer, écrivant: «La Méditerranée est cette insolation / d'ombres et d'hospitalité dans la douleur / que nos yeux sommeillent / et sommeilleront longtemps / au cou d'une étoile». Il y a surtout ces séquences de plusieurs voyages: «Le Tumulte des algues» au moment où «Le chant du muezzin n'est / qu'un indice d'étoile / tant la mer rêve au loin / bercée d'effluves sèves florales»; «Jasmin d'asile» rafraîchissant la mémoire: «Hospice [...] par quel rehaut d'or / assombrira-t-on encore / la face cachée de nos dents»; «Cimetière marin», étrangement proche de celui de Paul Valéry, mais ici s'y est enfermée l'énigmatique «Reine fleur», Zahra. La rêverie est sans limite avec «L'insolation d'Empédocle», le «Scalp d'une médina», «Flux et reflux du destin» où se présente «la face humide d'une lune / pour l'oubli de l'oubli», où l'on imagine «l'ado», devenu l'homme passant par «Les vignes de la mer» pour atteindre son «Amazone qui galope», et lui, pouvant enfin écrire librement le dernier vers marin de son chant: «puis vite sortir de la page.» Mais ne doutons pas que le voyage initiatique ne soit inlassablement recommencé. On constatera que l'acte poétique ici n'est pas pensé: c'est un entrain de la pensée exceptionnelle de tout écrivain doué par la nature et nanti d'un pouvoir magique d'expression. L'image poétique a alors une réalité sociale spécifique qui ne se veut pas du tout représentation d'un objet. C'est parfois cette attitude naturelle du lecteur (ou de l'auditeur, - car la poésie est tout premièrement orale), qui se laisse impressionner par le sens ordinaire et immédiat de l'événement, tandis que cet événement est pourtant le pur produit d'un instant conçu avec un peu d'ingéniosité par une imagination qui échappe au langage commun et à la langue courante. On pourrait dire que l'image, proposée par le poète n'est pas «innocente»; elle est une construction nouvelle - et souvent une reconstruction - de la réalité à des fins multiples dont l'esthétique assume à la fois toute l'intention et le signifiant du poète... N'allons pas donc faire le professeur de rhétorique, étudier les vers, en mesurer la longueur, en compter les syllabes, en apprécier la rime,... Il serait incongru de se livrer à faire valoir ce qui serait noté comme des vétilles aujourd'hui. Abderrahmane Djelfaoui a fondé sa poésie sur le vers totalement «libre», d'où la puissance suggestive du rythme et des sons, la valeur pittoresque des assonances, le pouvoir de l'expression simple aussitôt composée, aussitôt jaillissante pour créer de la beauté simple et susciter l'émerveillement. Je dirai aussi pour y élever la bonté simple; en somme, ne pas donner les choses à voir ce qu'elles sont, mais ce qu'elles pourraient ou devraient être, c'est-à-dire des éléments d'un art à découvrir, et, au reste, si excessive que soit l'image par rapport à sa fonction réelle: simplicité et beauté. Qui ne sait à quoi sert l'art? Le beau n'est-il pas l'association de l'âme et de la conscience? La poésie sert le beau, et toute critique ne serait pas juste, ne serait pas bonne; généreuse, la poésie a besoin de générosité pour retentir bellement. Comment expliquer autrement ce titre; La mer vineuse? Aussi, Abderrahmane Djelfaoui a raison d'avoir, par ailleurs, déclaré: «Ce titre n'a vraiment rien d'énigmatique. Il cite juste une image qui ne cesse de revenir en leitmotiv dans l'Odyssée, cet immense poème des aventures dramatiques d'Ulysse dont le poète raconte le très long retour vers la terre natale à travers les brumes des mers [...]. La mer violette ou simplement la mer vineuse qui veut dire une traîtrise que la mer offre à celui qui la charme.» Peut-être faut-il ajouter cette information: la Méditerranée a été qualifiée de mer «vineuse» par Homère dans l'Iliade. C'est une façon d'indiquer «la route du vin» par la mer, car les Grecs vers le VIIIe siècle av. J.-C., en découvrant la péninsule italienne, l'ont appelée «Oenotria», le pays du vin. En lisant soigneusement, La Mer vineuse (disait l'aveugle), on tombe sous le charme d'une poésie pleine d'émotions et de brillantes réflexions. La mer, si peu connue chez nous et pourtant si proche, frange notre beau pays de ses mouvements, reflets de nos colères et de nos espérances. Mais notre Mer a été, comme toujours notre protectrice, car notre Cité, El Qaçba, zemân, pour avoir succombé, en 1830, aux coups meurtriers du corps expéditionnaire français, a été cette fois-là attaquée par le dos! Cette souffrance nous remonte, meurtrissures terriblement douloureuses, en mémoire. Et l'on entend, comme des souvenirs au passé-présent tous les tumultes de la mer. Rêvons. Quel voyage dans l'intérieur des temps anciens pour retrouver et aimer l'intérieur du temps présent! Quel voyage éclairant pour ceux dont les yeux ne savent pas voir et auxquels ceux de l'aveugle font voir plus clair le temps du monde qui les entoure! Est aveugle qui ne sait pas voir, qui ne veut pas voir une étoile en plein jour... Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage...