Ce fut une prise de conscience souverainement algérienne qui ébranla De Gaulle... Je commence la présentation de l'ouvrage Ferhat Abbas, un homme, un visionnaire... (*) de Hocine Mezali par une observation générale et centrale qui pourrait, peut-être, mieux faire comprendre la juste personnalité de l'immense Ferhat Abbas, «Le pharmacien de Sétif». Ce sobriquet lui a été donné par certains selon leur sensibilité politique pendant la colonisation française, - et soit par dérision, soit par familiarité. Aussi, mon observation annoncée prend-elle, je crois, tout son sens, si je rappelle l'événement historique d'Alger de 1943, relaté par Hocine Mezali dans son livre et si j'évoque les positions politiques, en ce temps-là, des deux grandes personnalités au sujet du Manifeste: le général français Charles de Gaulle et le pharmacien militant nationaliste algérien Ferhat Abbas. Une nouvelle vision de l'avenir En effet, autant qu'il ait pu détester cette phase nouvelle du nationalisme algérien naissant et qu'il ait dédaigné de le prendre au sérieux - par orgueil plus que par négligence, par ambition politique d'asseoir son pouvoir en France que par «générosité» subite inspirée par le truc éculé appelé «mission civilisatrice de la colonisation française» - le général de Gaulle, «durant son séjour agité en Algérie», s'est imaginé être capable de convertir les indigènes, du moins une poignée d'entre eux, en «bons» Français. Chef de la Résistance française contre l'occupation de la France par l'Allemagne nazie et contraint par les dures épreuves de la Seconde Guerre mondiale, De Gaulle s'est rendu à Alger, en 1943. Entre autres objectifs, il a celui de convaincre les attentistes coloniaux et, parmi eux, ceux gagnés par le régime de Vichy, à rejoindre les Forces françaises libres. Or, le nationalisme algérien, et avec Ferhat Abbas qui était conscient du danger et de l'ardent désir du peuple d'évoluer, avait déjà appelé, à l'instar d'autres partis nationalistes algériens, à la structuration d'une réflexion patriotique originale. Cependant, Ferhat Abbas y avait, le premier, travaillé en rédigeant le Manifeste du peuple algérien qu'il «adressera le 11 février 1943 à Marcel Peyrouton, alors gouverneur général de l'Algérie». Ce document allait donner une «nouvelle vision de l'avenir» et réunir autour de lui les «Amis du Manifeste et de la Liberté» (AML). Alors, à cette époque, pas seulement à Alger, mais dans toute l'Algérie, une question claire, animée d'une colère significativement nationaliste, s'est posée: «Quel but poursuivait De Gaulle si ce n'est d'anéantir les espoirs nés de la longue marche des AML?» Cette question me semble assez pertinente pour agir comme une sorte de flashback pouvant amener le lecteur à vivre le récit ou les récits que nous offre ingénieusement Hocine Mezali. Au reste, le préfacier Nordyne Tedjar, donne précisément le ton des préoccupations de l'auteur en esquissant une biographie suffisante de Ferhat Abbas. La préface contribue naturellement à l'efficacité de la présentation d'un tel ouvrage qui porte autant sur la réalité d'un personnage, psychologiquement présent, historiquement défini, que sur les événements qu'il a éprouvés ou qu'il a provoqués. Ce livre traite effectivement d'un point d'histoire dont le reflet sur le nationalisme algérien méritait - bien que l'opinion et de nombreuses publications en aient fixé, pour l'essentiel, la haute valeur politique -, un développement spécial. Quelque sympathie, quelque respect, devrais-je dire, que les Algériens ont pour nos grands hommes et ceux-ci en quelque domaine qu'ils se soient affirmés, il reste toujours chez eux quelque chose d'important à découvrir, à analyser, à revoir, à remettre comme un bien supérieur à la jeune génération pour l'instruire et à notre génération pour se rafraîchir la mémoire. Car il y a sans doute un passif à la fois historique et culturel à s'assimiler et à assumer, et d'autant qu'une insigne déclaration de Ferhat Abbas à propos de ́ ́la patrie algérienne ́ ́, a été sortie, sciemment de son contexte politique de l'époque (journal L'Entente du 23 février 1936) par les Ultras de l'Algérie Française, pour semer le trouble dans les esprits des patriotes algériens. Balayant, de tout son coeur d'Algérien libre, cette déclaration tronquée, falsifiée, Hocine Mezali démontre, à ceux qui sont restés encore la proie satisfaite du doute, que Ferhat Abbas était incontestablement un visionnaire politique et parmi les plus grands nationalistes algériens dont l'idéal devait être le bonheur du peuple. Ce livre, Ferhat Abbas, un homme, un visionnaire... s'adresse, à mon sens, à la jeunesse algérienne. Soutenus par un effort de pédagogie simple et vertueuse, les récits développent l'éducation, la formation, l'évolution et le patriotisme d'un Algérien parmi les Algériens dont la volonté inébranlable a inlassablement concouru à forger bel et bien le destin de la jeunesse algérienne dans la lutte de libération nationale. Une fresque exceptionnelle Hocine Mezali, journaliste hors classe, révélé et confirmé par la presse nationale, au style ferme et déterminé, à l'opinion libre et de bon sens, à la mémoire soucieuse d'être juste malgré l'âge et la complexité de l'actualité, nous raconte donc, à travers ses recherches incessantes et, en touches discrètes et significatives, ses souvenirs, ses rencontres et ses lectures très personnelles, une vie d'homme algérien. C'est celle aussi d'un intellectuel et d'un nationaliste à une époque de grands bouleversements géostratégiques dans le monde en guerre. Son personnage est-il hors du commun? Pourquoi et comment? Le récit est passionnant comme un roman, il en a la structure et même le tempo. Il est vrai que Hocine Mezali a «été le principal assistant littéraire [de Yacef Saadi] dans la rédaction des trois volumes de La Bataille d'Alger» et a publié des oeuvres mi-romans mi-documentaires comme Un Algérien ami d'Al Capone, La Tentation du double jeu, Alger: 32 siècles d'histoire, et bientôt un roman paraîtra sous le titre Un Jeune homme de bonne famille. En vingt deux chapitres se déroule le récit sur Ferhat Abbas. Je vous laisse le plaisir de découvrir ou de redécouvrir «l'homme», ses amis, ses adversaires, ses enthousiasmes et ses déceptions, enfin sa vision d'une politique salutaire pour une Algérie vive dotée d'un «parlementarisme démocratique» qui ne laisse aucune à «la médiocrité d'où qu'elle émane». Bien qu'il soit «difficile de cerner» ce personnage digne des plus belles pages que l'on pourrait consacrer à ceux qui ont fait l'histoire moderne de l'Algérie, Hocine Mezali s'en acquitte avec le brio du journaliste à l'affût du détail historique, psychologique, sociologique, politique du personnage: ses origines, son éducation, sa formation, son milieu, ses relations, et tout particulièrement sa pensée prodigieuse et au plus profond de son être. Un tableau complet est dressé comme un lieu d'action où évoluerait le personnage. C'est un ensemble d'actes et de scènes, de lieux, de personnages et une théâtralisation passionnante des événements et de jeu des personnages. D'abord Alger, pêle-mêle, sous le régime de Vichy, les effets de la Seconde Guerre mondiale, ce qu'est l'Etat-colon, la vie des «Yaouleds», les Pieds Noirs, la politique et le système colonial, les «Beni-Oui-Oui», le Gouvernement Général, les élections truquées, le 1er Collège, le 2e Collège, la police, les nationalistes algériens,... En somme, sous nos yeux, se déroule une fresque exceptionnelle d'une époque bien cernée de la vie politique en Algérie, parfaitement légendée, d'une part, par Ferhat Abbas, les nationalistes (dont les noms sont célèbres et familiers à beaucoup) et les Oulémas et, d'autre part, par leurs glorieux partis, face à l'infernale administration coloniale. «Mais, ainsi que l'écrit Hocine Mezali, que d'efforts pour élaborer un plan d'action dont la valeur devrait constituer la source théorique sinon la norme sur laquelle s'appuieront les Amis du Manifeste pour préparer la dernière ligne droite qui conduira au soulèvement armé du 1er Novembre 1954.» De là, naîtra «une nouvelle vision de l'avenir, une vision plus réaliste...» Une foultitude d'informations, souvent annotées et détaillées, transcendent les événements (ceux de mai 1945, par exemple), et Ferhat Abbas, acteur et témoin de ces événements historiques, incite à la lecture continue de l'ouvrage auquel manquerait peut-être, de l'avis de certains, un index leur permettant de retrouver des noms, des événements, des sujets, cités. (*) FERHAT ABBAS, un homme, un visionnaire... de Hocine Mezali, Editions EL DAR EL OTHMANIA, Alger, 2011, 305 pages.