Toute révolution est un processus complexe de conjonction de périodes historiques et de contradictions où s'entremêlent dépassement et impondérables, d'événements qui construisent la destinée collective et l'intervention d'hommes, souvent méconnus, sans lesquels rien n'est possible. Quelques fois, la révolution, l'Histoire, ne sont que, comme l'a démontré Rachid Boudjedra dans son superbe roman Le Démantèlement, «une accumulation de futilités, de sensations et de surcharges dont l'axe essentiel s'articule autour de la subjectivité.» Partant de ce point de vue, le mouvement nationaliste algérien n'échappe pas à la logique de l'historicité et il est, avant tout, un mouvement pensé et mené par des hommes. Aujourd'hui encore, le devoir de vérité nous interpelle de façon pressente pour déterminer certes les contours, à l'échelle nationale et internationale, de notre révolution ainsi que le rôle accélérateur et motivationnel que les messages qu'elle a portés peuvent encore susciter parmi les nouvelles générations intellectuelles, mais aussi le rôle de chaque homme durant cette glorieuse époque. N'est ce pas que le moment de remettre les pendules à l'heure, de rendre à chacun ses mérites, a sonné ? L'homme qui nous a quitté un certain 28 aout 2006 s'appelle Belounes Saïd. Heureux les hommes qui se sont sacrifiés pour l'Algérie, malheureux ceux qui, nés des dernières pluies de l'histoire, font régner l'hiver dans les cœurs des Algériens. Belounes Said, lui, né sur les hauteurs des Ait Imghour, dans la vallée du Djurdjura en 1922, est un enfant de marchand d'alphabet s'est vite distingué par son intelligence précoce. Sensible aux thèses indépendantistes dès son bas âge, tout au long de son parcours de militant et par la suite de premier responsable de la Kabylie (AML, PPA, MTLD), son souci le plus obsessionnel était, non pas de s'imposer comme chef, de gravir les échelons, d'accéder aux secrets des dieux, mais d'unir et de convaincre. Son courage politique, son attachement indéfectible à la vérité, font de lui un homme pour le moins exceptionnel. Sa vision et ses affirmations sur les évènements du 08 mai 1945, à titre d'exemple, semblent provocatrices tant, par leur contenu peu orthodoxe, elles sont aux antipodes des thèses officielles et celle dominant l'opinion publique nationale. Ainsi, en présence de Bachir Boumaaza et de deux autres anciens ministres, il dira que «les manifestations du 08 mai 1945 ont été décidées par de jeunes cadres qui avaient pris pour de l'argent comptant la déclaration de FD. Roosevelt sur la fin des empires coloniaux qui coïncidait avec la défaite de l'Allemagne lors de la seconde guerre mondiale. Et d'ajouter : «Messali et Ferhat Abbas n'y sont pour rien dans cette histoire qu'a tourné au génocide. La rencontre de Eliot Roosevelt et de R. Murphy avec les dirigeants du mouvement national (Messali,Ferhat Abbas et les Oulemas )à Alger en 1945, a fait naitre de nouvelle ambitions chez nombre de jeunes cadres. Ces derniers n'ont pas hésité à griller la politesse à la direction des AML.» Sans chercher à incriminer quiconque ou à relancer de vieilles polémiques sur le rôle de chacun durant cette période, il sera à chaque fois soutenu par les deux vieux compagnons en l'occurrence docteur Messaoud Boukhadoum et Docteur Lamine Debaghine dont il sera le fidele complice jusqu'à sa mort. Après sa sortie de prison en 1948, exténué par les imprudences de Krim Belkacem, mais également par le «niet» de Messali à la revendication identitaire portée par les militants de la Kabylie qui a fini par se transformer en «crise berbériste en 1949», décida de s'expatrier en France pour vivre en ménage avec une américaine. C'est alors qu'il céda sa place à Ould Hamouda Amar «Au café Flora, j'ai oublié tout le monde», confiait-il à ses amis. Il resta donc en France jusqu'au début de l'année 1955 lorsque, une fois de plus, le «boulanger», le surnom donné au docteur Boukhadoum, Omar Boudaoud, Bouaziz et Bachir Boumaaza firent appel à ses services à la demande de Krim Belkacem. Il déclina leur offre au départ. Cependant, son attachement profond à la cause indépendantiste, le contact avec «tamurt», et tout particulièrement avec docteur Lamine Debaghine, lui firent changer d'avis. «Ma première victime fut Amirouche. Un patriote qui nous agaçait avec sa doctrine et ses bagarres répétées. Son enthousiasme pouvait mettre à tout instant nos activités en danger. Alors, je l'ai renvoyé en Kabylie en 1955 avec une recommandation à Krim». Au lendemain des accords d'Evian, libéré de prison en France, il serra associé à Ali Zammoum, un élément qu'il avait lui-même recruté, pour gérer à nouveau la Kabylie. La guerre des chefs, connue sous l'appellation de «guerre des régions», en 1962, l'indépendance qui tarde encore à produire le mieux être promis, le poussèrent une autre fois à se retirer de la vie politique. Durant cette période, hormis Hocine Ait Ahmed et Sadek Hadjres, aucun dirigeant politique ne trouve grâce à ses yeux. Même Abane Ramdane, ami proche de Med Lamine Debaghine, dont tout le monde dit le plus grand bien, il le trouve orgueilleux, autoritaire. «Abane est un grand bâtisseur, un grand esprit, mais il est très faible en matière de communication politique. C'était son talon d'Achille. Pourtant, la communication pour la politique et comme les planches pour le théâtre.» Mais la figure de «l'intellectuel», «du politicien aiguisé», qui se dégage du personnage d'Abane marquera toujours Belounes Said. En effet, cet homme dont le parcours de militant exceptionnel est intimement lié à l'histoire ordinaire du mouvement nationaliste, si discret et si peu bavard, vouait une amitié religieuse aux jeunes, notamment ceux de l'université avec qui il aimait discuter sur l'histoire, la sociologie, la littérature, le rôle «peu glorieux» des élites algériennes. Dans Mohammed Dib et Kateb Yacine, il voyait l'incarnation du rêve algérien. * PES/ Journaliste 1-Ce texte a été écrit avec le concours de la famille du défunt, Belounes Said, et de son ami Cheballah Amar