C'est bizarre comment on peut, au vu d'une pancarte, une seule, mettre en place toute une théorie et vouloir réexpliquer le monde. La pancarte sur laquelle était écrite une phrase, sans verbe, avait été brandie dans l'hôpital Mustapha-Pacha au cours d'un meeting et on y lisait «Val-de-Grâce pour tous». Cette pancarte qui a, semble-t-il, gêné quelques-uns, avait un sens précis. Toutefois, elle peut aussi avoir tous les sens que l'on veut sauf celui que sont allés chercher les offusqués du jour. Elle ne reproche pas, comme ils ont tout de suite cru, au président de la République, d'être allé à cet hôpital. L'Algérien n'en est pas encore là, heureusement. Il souhaite à Bouteflika un prompt rétablissement et n'oserait jamais lui reprocher d'aller se faire soigner. C'est tout ce qu'il y a d'humain. Il ne reproche pas aux autres, non plus, d'être allés dans d'autres structures sanitaires de France ou d'ailleurs. La pancarte dit d'autres choses, des choses qui n'ont rien à voir avec Bouteflika mais qui ont beaucoup à voir avec le peuple. Ce sont ces sens que nous tentons de passer en revue. La lucarne de la petitesse des âmes Lorsqu'on demande, dans une marche, du pain pour tous, est-ce que cela veut dire que l'on refuse à celui qui en a d'en avoir? Lorsque les gens manifestent dans la rue et réclament le logement pour tous, est-ce qu'ils signifient par là qu'il faut empêcher les autres d'en avoir? Depuis quand doit-on comprendre les revendications des peuples à travers la lucarne de la petitesse des âmes? Pour ceux qui ne l'ont pas compris, le premier sens à donner donc à ce «Val-de-Grâce pour tous», c'est que les citoyens veulent avoir accès, dans leur pays, à un service public de santé qui soit digne de ce nom. Ils en ont marre de devoir attendre, lorsqu'ils les obtiennent, des rendez-vous sur de longues périodes. Ils en ont marre de se voir rebrousser chemin sans soins pour manque de médicaments, insuffisance de place ou inexistence de matériel. Qui osera dire le contraire? Nous connaissons bien nos hôpitaux, alors comme dit le proverbe: «Laissons le puits bien couvert!». Ce qu'il faut mentionner, et c'est aussi ce qui ne semble pas plaire à certains, c'est que ce n'est point de la faute de nos médecins si les hôpitaux, chez nous, en sont arrivés à être dans un si mauvais état car il n'est pas du ressort d'un médecin d'approvisionner l'hôpital, d'organiser, de planifier, de motiver et de contrôler le fonctionnement de ces structures. Aux médecins, faut-il le répéter, il est demandé de soigner, ils ont été formés pour et, au risque de déplaire à ceux qui s'en sentent dérangés, leur niveau et leurs connaissances ne sont pas à remettre en cause. On pourrait accorder à cette pancarte un deuxième sens, à savoir que les gens, étant donné la situation de délabrement dans lequel se trouve notre système de santé, demandent le plus légitimement du monde à ce que l'Etat prenne en charge le maximum de malades pour des soins à l'étranger. Est-ce donc un problème que de demander à être convenablement soigné? Cela fait partie des fonctions de l'Etat que d'assurer la santé des citoyens dans leur pays et, en cas d'incapacité des structures de santé à le faire, il n'y a pas de raison pour que les gens meurent à cause du fait que les responsables du secteur ne l'ont pas bien géré. Ceux qui en ont les moyens partent en France, en Tunisie ou ailleurs et les autres doivent-ils crever pour que la République se porte mieux ou bien doivent-ils souffrir en silence pour que ceux qui ont failli à leur mission n'aient pas de problème de conscience? Le troisième sens que l'on pourrait donner à cette pancarte c'est que le personnel du secteur, parce que le mieux placé dans ce cas de figure, aurait hissé une revendication adressée, non pas à l'Etat mais à ces responsables qui se sont succédé à la tête du secteur et qui, de promesses vaines en promesses vaines, ont fait traîner les choses sans jamais améliorer la situation du secteur. En short, sur un bateau mouche Ils réclament pour les citoyens, et au nom de ces mêmes citoyens, à ce que leurs responsables se réveillent, à ce qu'ils assument leurs responsabilités dans cette histoire du secteur mourant pour offrir, enfin, au citoyen, le service de santé qu'il mérite. Qu'y a-t-il donc dans cette pancarte de frustrant? Qu'y a-t-il qui ait pu gêner ceux qui s'en sont sentis touchés? Elle ne fait qu'appeler les consciences pour qu'elles se réveillent et se mettent au travail, elle pose des questions dans des oreilles de responsables autistes pour qu'ils daignent enfin écouter et elle secoue les âmes engourdies. Ceux qui vivent à Alger l'ont compris ainsi, ceux qui vivent à Annaba aussi. Ceux qui sont à Béchar, à Mohammadia, à Sidi Aïssa, à Aïn El Hammam, à Tolga, à Chetma, à Constantine, à Ain Trab et n'importe où ailleurs sur le territoire national n'ont pas compris autrement la phrase de la pancarte. C'est ainsi que l'a comprise le jeune diplômé mais sans travail et sans ressources, qui maudit, à chaque lever de soleil, ceux qui l'ont poussé à passer sa vie sur un banc. C'est ainsi que l'a comprise cette famille qui vit, en 2013, dans une cave sans lumière à Oran et dont les enfants sont tous malades, atteints de tous les maux du monde. C'est sans doute ainsi que l'a comprise ce père de famille qui, depuis des années, est resté sans travail, sans salaire, sans pension et sans rien qui lui permettent de se regarder dans le miroir et s'insulter chaque matin d'être venu au monde là où il ne faut pas pour lui et, surtout, à un moment où il ne fallait pas! C'est ainsi que tous ont saisi le sens de cette pancarte... Mais, malheureusement, lorsqu'on est en short, sur un bateau mouche, en train d'imiter les autres, convaincus de finir par leur ressembler un jour, ou bien lorsqu'on est allongé, tout nu, sur les bords d'un lac Léman, il est tout à fait normal que l'on ne comprenne pas ce qui se passe au bled parce que, finalement, il y a plusieurs autres façons de voir l'Algérie et plusieurs autres manières de la comprendre. Il est, dès lors, tout à fait naturel que l'on ne saisisse pas le sens d'une phrase, pourtant si simple, comme «Val-de-Grâce pour tous», ou, du moins, que l'on ne la saisisse pas comme le font ceux qui s'en sentent concernés car vivant, chaque jour, en butte aux mille et une péripéties et à autant de misères qui se déclenchent dès qu'ils franchissent le seuil d'un hôpital.