L'urgence aujourd'hui est-elle de parer au plus pressé, organiser un sommet, ou réfléchir à l'avenir du monde arabe? Telle est en effet la question qui se pose après le report du sommet arabe ordinaire de Tunis. Les raisons évoquées ici et là, pour justifier ce rapport, ou l'expliquer, ne convainc pas en fait, d'autant plus que le monde arabe en général, certains de ses dirigeants plus particulièrement, sont allergiques à toutes réformes ou changement vers plus de démocratie, plus de liberté pour leurs peuples. En réalité, dans l'esprit de certains des responsables arabes, dont nombre d'entre eux sont dans les affaires depuis deux ou trois décennies - cela sans trop nous appesantir sur le pouvoir absolu des monarques du Golfe - la notion même de changement est une hérésie. L'un des thèmes fondamentaux du sommet de Tunis, que devaient examiner les souverains et chefs d'Etat arabes, était en effet les réformes envisagées tant en milieu interne des pays arabes, qu'en direction de l'organisme arabe - la Ligue des Etats arabes - l'un et les autres ayant besoin d'un sérieux lifting et cela dans tous les domaines. Toutefois, des fissures sont rapidement apparues entre les responsables arabes sur la nature des réformes, leur dimension intrinsèque et le timing de leur application. De fait, tant qu'il était question de discuter des réformes d'une manière générale et impersonnelle, tous étaient pour, ne serait-ce que pour prévenir l'ingérence américaine avec le projet Bush du «Grand Moyen-Orient», mais les choses ont commencé à se gâter dès lors qu'il fallait préciser le concept de réformes et les possibilités de bouleversements que ces mutations qualitatives des institutions arabes allaient, ou pouvaient, induire. D'aucuns parlèrent alors de «divergences profondes», d'autres goûtèrent fort peu les références faites à la démocratie, au droit de l'homme, à la femme et aux libertés d'une manière générale. En fait, peu de dirigeants arabes étaient préparés à franchir le pas consistant à prendre à bras-le-corps tous les paramètres qui bloquent le monde arabe et le marginalisent dans son développement. Des pays arabes ont ainsi pris au sérieux les menaces d'ingérences étrangères dans leurs affaires en faisant l'effort de réfléchir à de véritables projets de réformes, non pas clés en main, comme tentent de le faire les Etats-Unis en Irak, mais des réformes pleinement assumées par, et pour, les Arabes. Du coup, certains pays arabes hésitèrent à s'engager plus avant dès qu'ils prirent conscience que ces réformes pouvaient aller au-delà de ce qu'ils peuvent accepter ou sont prêts à entériner. De fait, le premier signal de ces réserves non-dites est venu vendredi de Riyadh lorsqu'il fut annoncé que le prince héritier saoudien, Abdallah Ben Abdelaziz, n'assistera pas au sommet de Tunis et se fera remplacer par le ministre des Affaires étrangères Saoud Al Fayçal. Ce désistement fut suivi par celui du roi de Bahreïn, Hamad Issa Al Khalifa, de l'émir Qabous d'Oman, et du président de Mauritanie Maouiya Ould Sid Ahmed Taya. C'était la débandade parmi des chefs d'Etat arabes, monarques plus ou moins absolus. Etait-il sérieux en effet de débattre des réformes dans les pays arabes, de la restructuration de la Ligue arabe et plus encore de la situation prévalant dans les territoires palestiniens occupés, en l'absence de ténors, ou supposés tels, du monde arabe ? Il est certain que seul le président tunisien, Zine El Abidine Ben Ali, qui secoua le cocotier - en prenant en solitaire une décision qui choqua nombre de ses pairs arabes - connaît les tenants et aboutissants des raisons qui l'amenèrent à prendre une décision très mal vue et surtout mal comprise. Le premier d'ailleurs à réagir a été le président égyptien, Hosni Moubarak, qui s'est dit fort irrité, «stupéfait» par la décision de son homologue tunisien, le président Ben Ali, de reporter le sommet «sans consulter» les pays arabes indiquant: «Le report du sommet doit se faire en accord avec les chefs d'Etat». De fait, il ne semble pas avoir été retenu du report du sommet que cette espèce de «lèse-majesté» que s'est permise Zine El Abidine Ben Ali. D'autres sources, palestinienne et saoudienne, ont avancé, sans l'étayer, le fait que le président tunisien aurait subi des pressions de la part des Etats-Unis pour, sans doute, empêcher les Arabes de prendre une décision en relation avec le récent assassinat du chef spirituel de Hamas, Cheikh Ahmed Yassine. Un peu court comme explication, car si les Arabes avaient eu les moyens, sinon la volonté, de peser sur les événements au Proche-Orient on l'aurait su, d'une part, d'autre part, la Ligue arabe, forte de ses 22 membres, au lieu de faire banquette aurait été associée au quartette, qui aurait été un quintette (USA, UE, ONU, Russie et Ligue arabe), propice à relancer le processus de paix. Pourquoi se leurrer? Le cri «Où sont les Arabes» lancé en 1987 par une Palestinienne au plus fort des exactions israéliennes lors de la première Intifada reste, en 2004, d'actualité. Qu'ont fait les Arabes pour sortir Yasser Arafat des griffes du bourreau des Palestiniens, le sinistre Ariel Sharon qui le tient prisonnier depuis près de trois ans? Qu'ont fait les Arabes pour imposer le plan de paix arabe approuvé par le Sommet arabe de Beyrouth en mars 2002 et rejeté par le même Sharon qui, par défi, fit commettre à son armée, en ce mois de mars 2002, un véritable pogrom contre la population de Jénine? Le report du Sommet de Tunis montre surtout, en fait, le gouffre où se trouvent les pays arabes qui ont d'abord à mettre de l'ordre dans leurs affaires internes avant de prétendre à la confiance de leurs peuples et au respect de la communauté internationale. Les Arabes ont en fait à être crédibles aux yeux du monde pour devenir partie prenante dans les règlements, à tout le moins, des conflits dans lesquels ils sont directement impliqués, singulièrement le contentieux israélo-palestinien. C'est d'une remise en cause que le monde arabe a besoin, l'urgence pour les Arabes n'est plus de tenir le plus rapidement une nouveau sommet, -pourquoi faire d'ailleurs ?-, mais bien de réfléchir à leur devenir et au lendemain d'une région dont les autoritarismes constituent aujourd'hui le mal récurrent.