Pour la première fois depuis 1962, aucune puissance politique ou militaire ne détient le pouvoir exclusif de décider de l'issue de l'élection. Pendant près de cinq ans, le président de la République Abdelaziz Bouteflika et le chef d'état-major de l'armée se sont surveillés, épiés, espionnés et neutralisés. Chacun avait cru pouvoir user de l'autre et le conduire intelligemment vers la porte de sortie, mais aujourd'hui, le bras de fer a dégénéré en conflit ouvert au point de mener les critiques les plus optimistes à retenir leur souffle. Procédant par petites touches, Bouteflika obligeait le chef d'état-major à se tenir dans ses derniers retranchements. Depuis le premier «je ne serai jamais un trois quarts de président», jusqu'au dernier «l'armée est forte par la Constitution, mais le peuple est plus fort», le président de la République a usé à satiété de messages codés à l'endroit du chef d'état-major Mohamed Lamari. Celui-ci de son côté, multipliait les interviewes et les prises de position politiques et signifiait en termes nuancés, qu'une ligne de fracture profonde était née entre lui et le président. Le décryptage de cette stratégie des puissances a donné lieu à une lecture ambiguë et embarrassante. Pour Lamari, surtout, qui avait bénéficié de l'appui du président de la République et ses contacts assez privilégiés avec les capitales occidentales pour s'imposer sur deux plans : vis-à-vis de ses interlocuteurs américains, de l'Otan et des autres partenaires européens, et vis-à-vis également de la classe politique algérienne, excédée par l'hégémonie présidentielle. Marketing militaire Entre 2001 et 2003, le général de corps d'armée Mohamed Lamari fait au moins deux fois le tour du monde, participe avec la flotte navale algérienne à plusieurs opérations et manoeuvres militaires en Méditerranée, donne des interviewes à des journaux européens et arabes et, en faisant travailler ses troupes H24 dans des opérations humanitaires ou de sauvetage (inondations de Bab El-Oued en novembre 2001, séisme de Boumerdès en mai 2003 etc.) donne l'image du chef d'une armée sans faille. Mieux, à partir de 2002, il procède à la décentralisation de l'information militaire et sécuritaire, en ouvrant le ministère de la Défense et les casernes à la presse nationale, qu'il invite plus souvent, en installant des cellules d'information au niveau des régions militaires et en organisant au moins une «bonne» conférence de presse par an. Ce «marketing militaire» tous azimuts a eu l'effet de faire revenir l'armée au premier plan de la scène politique nationale, et, surtout de grignoter les sanctuaires sacrés du Département recherches et sécurité (DRS, services spéciaux algériens) seul cadre jusque-là dans lequel était traitée l'information militaire et sécuritaire avec la presse. En 2003, le chef de gouvernement et secrétaire général du FLN Ali Benflis est démis de ses fonctions par Bouteflika, qui le remplace par Ahmed Ouyahia, secrétaire général du RND, deuxième grand parti du courant national. Le clan présidentiel tente, quelques jours après, lors d'une réunion clandestine organisée à Djelfa, à 300 km au sud d'Alger, un coup de force contre la direction du FLN en vue de prendre la tête du parti et de mettre cet important appareil sur les rails du «redressement» et au service du président. La façon un peu trop incivique avec laquelle les «redresseurs» ont tenté d'accaparer le parti et le large soutien populaire qui entoura subitement Ali Benflis, lequel a joué à fond la carte de la victime, donne l'occasion à l'état-major de l'armée de prendre ouvertement parti pour celui-ci et de signifier clairement sa «neutralité dans l'élection», formule interprétée par la présidence comme un acte de belligérance et a fait aussitôt place à la célèbre formule de «qui n'est pas avec moi est contre moi». Mais peut-on logiquement faire le reproche au général Lamari de ne pas se plier aux exigences de la Constitution qui définit clairement les missions et prérogatives de l'armée? Le légalisme du général Lamari a été interprété par les hommes du président comme un véritable coup de semonce. Une classe politique auxiliaire Cette guerre tantôt ouverte, tantôt sourde, est à la mesure des enjeux qui la sous-tendent. Bouteflika estime que l'armée lui est redevable de s'être pendant cinq ans, appliqué à donner une autre image que celle qui a fait florès jusque-là dans les chancelleries occidentales et qui veut que l'institution militaire a une grande part de responsabilité sinon dans les massacres survenus entre 1992 et 1997 et le drame de la guerre civile en Algérie, du moins dans l'arrêt du processus électoral de 1991 et la répression qu'elle opposa aux leaders et militants de l'ex-FIS. Bouteflika estime en outre, que quarante ans après l'indépendance, le temps est venu pour les «petits bavards de la grande muette» de regagner leurs casernes et de procéder au renouvellement de leurs rangs, car estime-t-il «les généraux en poste sont aujourd'hui largement sexagénaires, sinon plus». Lamari, de son côté, a été investi par toute la classe politique et la presse privée d'un rôle pour le moins ambigu : celui de sauveur de la République. Encensé depuis plus de trois ans par les médias algériens, il est, bon an mal an, à la tête du hit-parade médiatique. Mieux, tous les candidats qui se sont présentés à l'élection du 8 avril, et même ceux qui, à l'image de Mouloud Hamrouche, Taleb El Ibrahimi ou Sid-Ahmed Ghozali, avaient été disqualifiés, ou se sont retirés, ont tenté de bénéficier de l'appui de l'institution militaire, c'est dire la pression subie par l'état-major de l'armée et l'aura factice qu'elle pense avoir sur tout ce monde. Entre l'un et l'autre de ces stratèges, il y a le vide effarant et l'absence de toute action porteuse et prometteuse de la société civile et des partis politiques. En fait, c'est en l'absence des véritables acteurs de la politique et de la société algérienne que se joue sous nos yeux cette guerre d'usure dont l'issue annoncera une nouvelle ère.