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Ceylan ou Kawase? La Palme oscille...
Publié dans L'Expression le 22 - 05 - 2014

Le pivot de cette histoire camusienne, Aydin, est un ancien célèbre acteur de théâtre qui s'est retiré dans un petit bourg d'Anatolie pour y ouvrir un gîte rural...
Les choses se précisent un peu plus, la décantation se fait parce que la «nature» a fait son travail, le tri a permis de constater que deux films restent suspendus en l'air Winter sleep du Turc Nuri Bilge Ceylan et Still the water de la Japonaise Naomi Kawase...
Deux oeuvres qui sont, aussi bien une ode à la nature qui nous entoure, qu'à cette condition humaine, tout aussi imprévisible, dans son déroulement et son déploiement.
Cette fois, le cinéaste semble avoir fait un mixte de Climats et de Il était une fois en Anatolie, comme pour ne rien rater de la crise du couple, traitée dans le premier cité, ou bien du processus d'une enquête (autour d'un cadavre) dans le second.
Le pivot de cette histoire camusienne, Aydin, est un ancien célèbre acteur de théâtre qui s'est retiré dans un petit bourg d'Anatolie pour y ouvrir un gîte rural... Sa belle jeune femme et sa soeur divorcée. On sent que Bergman n'est pas loin dans ce cadre aussi bucolique qu'angoissant... Nous sommes dans cette Turquie, ottomane donc séculaire où les rapports entre les êtres sont tissés par les fils de la dépendance et de l'asservissement féodal et qui n'a toujours pas disparu malgré l'effondrement de l'empire et l'avènement de la République...Tout le monde a toujours trouvé son compte dans ce genre de rapport de force...Hormis quelques exceptions qui ont pour nom Nazim Hikmet, Nedim Gürsel etc.... Et ce petit enfant qui a lancé, par défi, un caillou sur la voiture de ce propriétaire foncier qui a humilié son père devant lui.
Tout le monde s'est toujours écrasé devant cet homme puissant, sauf ce gamin qui préfère disparaître dans la nature qu'embrasser la main de celui qui tenait le village dans sa poigne de fer...
Cette attitude qui secoua le village et donna même du courage à certains, plus précisément certaines...Par exemple, la soeur d'Aydin, alongée sur son divan, qui envoie la première salve vers son frère, rédigeant sur son ordinateur un texte... Elle énonce d'un ton détaché les tares de son frangin, sa suffisance, sa médiocrité, son narcissisme... Le miroir est sacrément ébréché!
Cassavetes n'est pas loin, celui de Une femme sous influence et Ingmar Bergman également (La vie conjugale) surtout quand c'est au tour de la femme d'Aydin de prendre le relais pour lui demander s'il avait été conscient, au moins une fois, à quel point il a pu l'humilier, l'abaisser, la détruire, presque, à force de maladresse, d'orgueil et de cynisme?...
Tout cela est dit sur un ton où ne se reconnaîtraient pas les amateurs de fictions algériennes, arabes ou françaises... C'est un ton qui épouse le cadrage, tout en douceur, et sans aspérités, choisi par Ceylan qui rappelle celui du voisin grec Théo Angelopoulos...
Le romanesque de Ceylan ne baisse pas d'intensité tout au long de ces 3h 15 minutes qui s'égrènent sans difficulté aucune et le chef d'oeuvre naît sous nos yeux... Difficile d'imaginer un palmier sous la neige d'Anatolie, pourtant on ne cesse de penser à la Palme d'Or pour ce Turc qui a apporté à son pays, la Turquie, autant de motifs de respect que Orham Pamuk, Prix Nobel de littérature (2006).
La même approche et la même mystique semblent avoir accompagnées, même dans le sous-texte, la Japonaise Naomi Kawase dans la réalisation de Still the water, tournée sur l'île de ses ancêtres... Jusque-là Nara, sa ville d'adoption, était le principal décor de ses films.
Alors quitter la terre ferme pour s'aventurer sur une langue de limon et de roches sur laquelle pousse une incroyable végétation, si luxuriante que les croyances locales y voyaient «un dieu dans chaque arbre, chaque plante»... Entre les lianes et les palmes qui tombent en cascades, Naomi Kawase a tricoté une histoire d'amour naissante entre deux adolescents, précipités trop tôt et trop brutalement dans le monde des adultes, à la découverte du corps sans vie, flottant dans l'eau d'un homme au dos tatoué... Mais cet argument «policier» sera plus ou moins oublié en cours de route pour ne s'arrêter que sur les sentiments d'amour et de colère avec la tristesse qui va avec, qui vont se dérouler au rythme de la quenouille narrative que dévide la merveilleuse auteure de La forêt de Mogari (Grand Prix de Cannes 2009)... Still the water baigne dans une sorte de liquide amniotique dans lequel baignerait l'embryon d'un autre monde plus apaisé, plus solidaire: «Apprendre à accepter les autres, à avancer tout en gardant en mémoire nos douleurs, en continuant à voir ce monde tel qu'il est par moment: d'une beauté inestimable. Quand les hommes seront capables de cela, je pense que nous pourrons nous élever et vivre dans un monde que nous ne connaissons pas encore», confie Naomi Kawase... Le jury de la compétition, présidé par Jane Campion aura du mal à départager ces deux propositions cinématographiques - celle de Ceylan et de Kawase- d'une haute teneur en humanité...


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