Sur fond de violence continue, l'administrateur en chef américain met la dernière main à un transfert plus symbolique que réel. La forte explosion d'une voiture piégée a secoué hier le quartier d'Amariya à l'ouest de Bagdad, faisant, d'après les premières indications, de nombreuses victimes. Par ailleurs, dans la nuit de lundi à mardi, la doyenne de la faculté de Mossoul et son mari retraité ont été assassinés, la doyenne ayant été criblée de balles avant d'être égorgée. La violence et son cortège de morts est devenue, depuis de nombreuses semaines le vécu quotidien des Irakiens. Au plan sécuritaire, l'échec pour la coalition est total, qui n'est pas arrivée à protéger un peuple qu'elle était venue, dit-elle, libérer. En guise de libération les Irakiens n'en finissent pas de compter leurs morts alors que les forces d'occupation se montrent impuissantes à juguler cette recrudescence de la violence, plus soucieuses en fait, de se protéger que de songer à défendre un peuple auquel elles avaient promis de libérer le pays. En juin 2004, l'Irak est-il plus libre qu'il ne l'était en mars 2003, avant la guerre imposée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne à ce pays ? Il y a de quoi en douter, face à l'hécatombe dont sont victimes les civils irakiens. En fait, l'enjeu aujourd'hui est l'après-coalition et les pouvoirs réels dont va bénéficier le gouvernement intérimaire irakien. De fait, l'on s'attend à ce que l'administrateur en chef américain, Paul Bremer, signe, avant le transfert de souveraineté aux Irakiens une série de décrets portant notamment sur les «privilèges» et l'«immunité» alloués aux forces d'occupation de la coalition et aux travailleurs étrangers ayant avec elle des contrats. Ainsi, d'après ce qui se prépare, il y aurait un premier et un deuxième collège en Irak, le premier, avec les militaires et les civils étrangers, placés hors des lois et de la juridiction du pays d'accueil, et un second collège de laissés-pour-compte comportant l'ensemble du peuple irakien. Selon des indications proches de l'administrateur américain, ce décret «détaillera» les «privilèges» auxquels auront droit les diverses catégories d'étrangers. Quoique ce décret aurait dû être négocié avec le «gouvernement» irakien, dans la pratique il n'en sera rien car, indique un haut fonctionnaire de la coalition, M.Bremer «comme représentant des forces occupantes, peut signer (légalement) ce document avec ou sans l'accord des Irakiens». Ce haut responsable, qui ne s'est pas identifié, a souligné par ailleurs que «(...) d'ici une semaine ce décret sera promulgué après, bien sûr, des consultations avec le gouvernement intérimaire irakien». Le même de préciser : «Le statut des forces sur lequel nous travaillons actuellement devrait accorder des privilèges et l'immunité à la force multinationale et aux civils travaillant pour elle», expliquant : «Nous avons besoin de cet arrangement temporaire jusqu'à la mise en place d'un gouvernement transitoire, formé après des élections, qui sera à même de négocier et de signer en tant que représentant d'un Etat souverain, un accord de défense avec nous.» Jusqu'à cette échéance donc, prévue théoriquement pour au plus tard la fin de janvier 2005, la souveraineté du gouvernement intérimaire irakien sera, à tout le moins, virtuelle. De fait, l'administrateur en chef américain est passé outre les réticences du gouvernement intérimaire quant à faire bénéficier les civils étrangers travaillant en Irak des mêmes privilèges et immunité que les forces multinationales. Dans ce contexte, se pose également le problème du statut des innombrables agents de sécurité recrutés à tour de bras (on parle de milliers d'anciens militaires et policiers, notamment américains) par les compagnies, essentiellement américaines, qui ont pris en charge les installations pétrolières et l'exploitation du pétrole irakien. En fait, administrateurs, militaires, travailleurs vacataires et agents de sécurité, qui se comptent en plusieurs dizaines de milliers de personnes, sont en grande majorité des Américains. Et les politiques américains ne demandent rien de moins que l'extraterritorialité pour leurs nationaux, les mettant d'emblée au-dessus des lois d'un pays où seule l'exploitation de ses immenses richesses pétrolières les intéresse. Il semblerait, pour le moment, que M.Bremer se contente de prolonger le décret du 26 juin 2003, qui arrive à expiration le 30 juin prochain, et dont l'article 17 stipule que «les étrangers travaillant pour la coalition ne sont pas soumis à la juridiction irakienne». Les choses étant ce qu'elles sont, le transfert du pouvoir du 30 juin prochain apparaît de plus en plus comme de la poudre aux yeux, une façade par laquelle les Etats-Unis prennent du recul par rapport à un engagement direct, tout en gardant la main haute sur la marche des évènements. De fait, le gouvernement intérimaire, qui ne dispose d'aucune prérogative lui donnant de négocier ou de signer des traités internationaux, est là uniquement, à la limite, pour suppléer en première ligne les carences des forces occupantes et aussi tenter de gagner la confiance des Irakiens. Une gageure difficile devant la montée en puissance des forces hostiles à l'occupation.