Quand l'absurde se met en travers du chemin de l'amitié, le drame est toujours au bout. Un livre d'Emmanuel Roblès est toujours un appel pour réconcilier l'homme et ses semblables. La Croisière (*), un roman tout récent, illustre cette préoccupation de l'auteur. Le personnage principal, dans une situation intensément dramatique parce qu'il la vit dans sa propre chair pour l'avoir épargnée à des camarades déshérités, pris d'hallucination et de délire lance «des paroles chargées d'un invincible espoir, d'une conviction passionnée!... «Dieu que j'ai soif!» dans une ivresse de fraternité, une ardeur de vivre, radieuse, flamboyante comme un soleil!» Par ces propos et par d'autres que l'on rencontre dans «La Croisière» qui est tout un symbole, on se rappelle alors «Les Hauteurs de la ville», «Cela s'appelle l'aurore» et le très attachant Valério, «Montserrat» et sa forte volonté de surmonter les contingences pour les dépasser et atteindre un idéal à la portée de tous les hommes. Et c'est ce qu'on retrouve avec plus de clarté et moins d'artificialisme romanesque chez Georges Maurer, le héros de «La Croisière». La Croisière «La Croisière», c'est l'histoire précisément d'un destin, de ce Georges Maurer qui se définit comme ceci dans une lettre à son ami Serge personnage d'un précédent roman «Le Vésuve»: «J'ai déjà abandonné plusieurs places. J'ai passé beaucoup de temps à cultiver en moi l'individu jusqu'à ce point extrême de ma jeunesse où la guerre m'a pris pendant trois ans. Je suis non à la recherche d'une autre guerre, mais d'une chaleur qui me manque... Comme toi je suis sorti de la guerre pour retourner à un monde où l'argent domine... Sache que j'ai rencontré une jeune personne du nom de Madeleine... Nous avons fait ensemble plusieurs sorties et juste avant de partir j'ai découvert que près d'elle tout semblait simple et beau comme une feuille d'arbre ou comme une plume d'oiseau». Voici un thème que Roblès aurait pu continuer avec cette poésie de tendresse et de vérité que nous avons aimée, par exemple, dans «La Vérité est morte» et dans «Montserrat». Ici, dans «La Croisière», il y a un humanisme viril à la limite des séquelles de la guerre contre les nazis. Dans une série de P.S. de la même lettre, Georges Maurer se précise: «Tu crois que je souffre plus que bien d'autres de voir tourner le monde sans qu'il soit possible enfin de l'arrêter. Ce n'est pas ça, vieux. Je crois que je ne souffre même pas de mon incapacité à comprendre pourquoi il tourne. Je souffre en vérité de ne pas savoir du tout ce que j'y fais, moi. Georges Maurer, ancien étudiant, ancien manoeuvre d'usine, ancien pompiste, ancien veilleur de nuit, ancien secrétaire d'un agent théâtral merveilleusement filou et déjà ancien guide-interprète avant même d'avoir commencé, tant j'ai peu de vocation depuis la guerre pour garder prise sur l'avenir.» Dans le dernier P.S., il souligne: «Nous avons tué Dieu et nous voilà tous orphelins.» Georges Maurer est engagé par une agence touristique pour servir d'interprète, à bord d'un yacht de luxe «Le Saint-Florent», à deux couples d'industriels, l'un français, Michel Jonnard et Marie-Louise et l'autre allemand, Erich Hartmann et Gerda, liés «par l'amitié mais surtout par de communes affaires dans les huiles et graisses industrielles». Mais tout comme chez Georges, et de manière opposée parce qu'ils sont des affairistes, la guerre et ses horreurs sont inoubliables; elles revenaient dans leur conversation ou à l'évocation d'un souvenir suscité par un paysage, une ville, une escale («Bien sûr! ne pas oublier de visiter les champs de bataille de Cassino»), tout le long de cette croisière particulière en Méditerranée qui doit les mener suivant un itinéraire et un horaire précis de Cannes à Palerme où l'Allemand et le Français ont un rendez-vous d'affaires des plus importants. Entre parenthèses, puisque Maurer se rappelle le «jeune garçon de Mascara dont on voyait les intestins à nu, tout bleus», il aurait pu réfléchir audacieusement sur ce que fut l'Algérie «en ce temps-là». Mais sans doute, l'itinéraire était tracé par les deux couples... La grisaille oppressante Très peu avant l'embarquement sur «Le Saint-Florent», Georges commence à se rendre à l'évidence que ce qu'il cherchait, il n'était pas près de le trouver: «Je tourne désespérément à l'extérieur, écrit-il à sa «très chère» Madeleine, et cherche à rentrer enfin en moi pour y retrouver ce que j'ai perdu: les sources de mes ambitions, les chemins de mes désirs.» Or il va se heurter au maniaque et hargneux Jonnard qui le traite de «danseur mondain», à l'énigmatique Hartmann, à l'équipage qui d'abord le traite de «larbin», tandis qu'il est très encouragé par Marie-Louise et très sympathique pour Gerda. L'une et l'autre sont-elles capables de lui faire oublier Madeleine? D'escale en escale, la situation inconfortable de Georges devient insupportable. Mais lui fera l'impossible pour se rapprocher de l'équipage. Et, tout à coup, dans la brume ce que «personne n'aurait su décrire»: «barrant la route un autre bateau se trouvait dans les parages, ne semblait pas se soucier des appels du yacht, refusait d'y répondre»: on constate qu'une explosion l'avait endommagé et qu'il est déserté. Le commandant du «Saint-Florent» estime qu'«avec sa cargaison de machines agricoles et d'engrais, cette épave vaut près de cinquante millions». Il décide «aux termes mêmes du droit maritime» de partager cette fortune avec ses hommes. Jonnard, en homme pressé d'être à Palerme, s'oppose parce qu'il faudrait remorquer «ce cadavre». Une vive discussion s'engage à la limite du drame. Le commandant trouve une autre solution: «Il suffit donc d'un homme à bord qui assure les dispositions de veille.» Georges Maurer se porte volontaire. Il a toute l'amitié et la confiance de l'équipage, toute la haine de Jonnard et surtout toute la rancoeur de Marie-Louise qui avait espéré un rendez-vous avec lui à Palerme. Le drame ne fait que commencer. Construit minutieusement, détail par détail, le récit est une mosaïque de patience, d'observation intelligente et profonde; c'est le récit fait par un passionné de la nature humaine dans ses contradictions, ses aspirations et ses futiles exigences. Nous voici parvenus à la page 129, pourtant... Résumer la suite et la fin, ce serait priver le lecteur d'un droit légitime de connaître par lui-même cette «grisaille oppressante» qui souligne les hallucinations de Georges. La fin très émouvante est d'une beauté sublime. D'une écriture claire et parfaitement en accord avec le drame, «La Croisière» d'Emmanuel Roblès, retrace la vie d'un homme pour qui l'humanité ne vaut pas un dollar mais vaut l'humanité entière. (*) La Croisière d'Emmanuel Roblès, Editions du Seuil, Paris, 1968, 206 pages. * Le présent article, ayant été publié dans El Moudjahid du mardi 2 avril 1968, page 8, à la parution de ce roman, est repris ici tel quel en guise d'hommage au grand écrivain et ami éclairé de l'Algérie, le fraternel Emmanuel Roblès (Oran, 4 mai 1914 - Boulogne-Billancourt / Hauts-de-Seine, 22 février 1995) dont on célèbre, en France et en Algérie, sa terre natale, le Centenaire de la naissance. Trois articles d'hommage lui ont été consacrés dans Le Temps de lire paraissant le mercredi, p. 21. Voir L'Expression du 7 mai, Les hauteurs de la pensée roblésienne; du 14 mai, Un si beau destin d'homme d'honneur; du 21 mai, Des personnages qui pèsent sur la terre.) L'oeuvre de Roblès est considérable: vingt romans et une dizaine de recueils de nouvelles, douze pièces de théâtre, plusieurs recueils poétiques et essais. De portée universelle, elle embrasse le siècle et une thématique multiforme qui nous concerne toujours: les violences et les guerres, l'identité, la liberté,... mais aussi l'amour, la passion,... Honorée de prix importants, son oeuvre l'a conduit jusqu'à l'Académie Goncourt. Emmanuel Roblès - solide, résistant comme le «chêne» dont il est tiré son nom espagnol, a été l'ami fidèle de très nombreux écrivains algériens dont Mouloud Feraoun et un militant efficace de la cause du nationalisme algérien. Pour des éléments biographiques, lire de Guy Dugas, entre autres ouvrages, Emmanuel Roblès, une oeuvre, une action, éd. du Tell, Blida, 2007 et Emmanuel Roblès et l'Hispanité en Oranie, éd. L'Harmattan, Paris, 2012.