Les troupes du président Salva Kiir affrontaient celles de son ex-vice président Riek Machar, et les habitants terrifiés se terraient chez eux: selon des témoins, les soldats allaient de maison en maison, les membres de l'ethnie Dinka de Kiir traquant les Nuer de Machar. La nuit, les corps étaient discrètement mis sur des camions, emmenés hors de la ville, puis brûlés ou enterrés, racontent des groupes de défense des droits de l'homme. «On estime que jusqu'à 5 000 personnes sont mortes à Juba au cours de la seule première semaine. Après, les mêmes choses se sont répétées de ville en ville. Dans certains endroits, des gens étaient là pour compter, dans d'autres, Non», raconte un humanitaire occidental, sous couvert d'anonymat. Le conflit, initialement parti de Juba, s'est très vite étendu au reste du pays. Des localités entières ont été rasées. Plusieurs charniers auraient été découverts. Les deux camps ont depuis été accusés d'atrocités - viols collectifs, massacres ethniques, enrôlement d'enfants soldats. Et une vingtaine de groupes armés, y compris des milices ethniques, sont désormais impliqués. Mais alors que la guerre civile approche de son premier anniversaire, personne, y compris la mission de l'ONU au Soudan du Sud (Minuss), n'a entrepris de compter les morts. L'International Crisis Group, un groupe de réflexion spécialisé dans la prévention des conflits, avance un nombre d'au moins 50 000 décès, certainement largement sous-évalué. Des diplomates vont jusqu'à évoquer 100 000 victimes. «Il est choquant qu'en 2014, dans un pays où se trouve l'une des plus importantes missions de maintien de la paix de l'ONU, des dizaines de milliers de personnes puissent se faire tuer sans que personne ne puisse ne serait-ce que commencer à essayer de compter les morts», estime Casie Copeland, chercheuse pour l'ICG. «Il est certainement possible de faire plus pour comprendre si le nombre est plus proche de 50.000 ou de 100.000».Les victimes sud-soudanaises sont la proie d'une sorte de processus de «déshumanisation» résultat de l'absence «d'action concertée pour mettre fin à la guerre», estime-t-elle encore. Pourtant, établir un bilan, «c'est le respect minimum dû aux dizaines de milliers de Sud-soudanais qui ont été tués». «Des estimations publiques, comme des informations plus rigoureuses sur les violations des droits de l'homme, auraient mis en lumière les violences et l'étendue des abus et aidé à faire pression sur les parties», poursuit-elle. Pour l'instant au Soudan du Sud, les deux camps agissent au contraire comme si aucun massacre n'aura pour eux aucune conséquence: des groupes armés ont tué et violé des Sud-soudanais jusque sur leurs lits d'hôpitaux, massacrés des civils dans des églises, abattus et laisser pourrir dans les marais des civils tentant de fuir les combats. Des dizaines de milliers de personnes sont aussi probablement mortes de faim ou de maladies: les hôpitaux ont été délibérément détruits, les stocks d'aide des ONG pillés. Faute de présence sur l'ensemble du territoire, la Minuss, composée de 14.000 hommes, se dit incapable de fournir «une estimation raisonnablement précise des morts». Elle se contente de parler de «milliers» de victimes. Le Bureau de coordination de l'ONU pour les affaires humanitaires (Ocha) donne avec une relative précision le nombre de Sud-soudanais qui ont un besoin urgent d'aide (3,8 millions) et de personnes chassées de chez elles depuis le début du conflit (1,9 million). Mais il n'a pas non plus compté les morts. «Si l'ONU est capable d'estimer avec une telle précision le nombre de déplacés, il est inexplicable qu'elle ne soit pas capable d'effectuer un suivi des morts», martèle encore Mme Copeland.