Pôle touristique par excellence, d'une beauté paradisiaque, souvent louée par les artistes, Tigzirt se meurt dans une indifférence coupable. Pourtant, même si la main de l'homme y est peu clémente, les atouts demeurent là, à l'affût, prêts à faire retrouver à ce «petit paradis», «mecque des amoureux», sa gloire d'antan. Un air poussiéreux se répand dans l'atmosphère, une grue géante s'élève au ciel et des plaques de béton pesantes revêtent le bord: c'est le nouveau «look» du port de Tigzirt - la coquette ville de Kabylie - qui devrait normalement, en ces temps, être prise d'assaut par ses fidèles en villégiature. Un spectacle désolant qui dénote, a priori, l'inexorable sort d'une destination touristique, jadis paradisiaque. «Il y a certains jours où les estivants se comptent sur les doigts d'une main», témoigne un quinquagénaire tigzirti. Son constat n'est pas tout à fait erroné. En ce jour ensoleillé du mois d'août, les trois plages auxquelles est réduit le littoral de Tigzirt - la quatrième étant fermée à cause de sa proximité avec le chantier portuaire à... l'arrêt - guettaient désespérément l'arrivée des baigneurs sous l'impulsion d'un soleil de plomb. Ces derniers n'arrivèrent point. Et le sable fin aux reflets dorés de cette magnifique bande côtière est demeuré orphelin de l'effervescence que mettaient les marées humaines qui y convergeaient jusqu'au début des années 90. Une désaffection qui a eu un impact économique catastrophique: les restaurateurs qui se sont implantés en cette saison, au bord de la mer ont dû ranger leurs ustensiles; il en est de même pour les propriétaires de parkings où le vrombissement des moteurs fait grandement défaut. De leur côté, les barques prévues pour le transport des excursionnistes vers l'îlot, ne larguent point les amarres. Le trio (barques, excursionnistes et îlot) semble en divorce. Par ricochet, il va de soi que c'est des dizaines de postes d'emploi, certes temporaires, qui se seraient éclipsés dans le sillage de cette nouvelle donne qui contraste effroyablement avec les potentialités de la région. Un peu plus haut, aux ruines romaines qui surplombent admirablement la Grande bleue, l'état des lieux n'est guère reluisant. L'inestimable patrimoine historique est épouvantablement assailli par des ronces épineuses compliquant ainsi, par endroits, la tâche aux promeneurs. Ce temple, faisant office d'histoire vivante de la ville, a beaucoup perdu de son clinquant d'antan. La négligence est telle qu'on y trouve même des accumulations de déchets dégageant une odeur répugnante. Conséquemment, au lieu des randonneurs et autres vacanciers qui embellissaient cet héritage romain, ce sont les bergers qui s'y sont imposés pour en faire un véritable pâturage. Les autorités locales ont brillé par leur absence laissant, flegmatiques, proliférer toutes sortes de dégradations. Signes des temps qui courent: Tigzirt est plus répulsive qu'attractive. Son charme s'est brisé sur l'autel de la dépravation et de la décadence tous azimuts qui se sont accouplées redoutablement pour réduire les splendeurs de cette belle cité à leur plus simple expression. Cela s'est d'autant plus confirmé en atteignant le centre-ville: les beaux hôtels qui embellissaient les quatre coins de l'agglomération se sont laissés -par souci de lucre, mais surtout à cause de l'insouciance des instances locales - parasiter par des pratiques douteuses, repoussant tout touriste honnête. Le fait est que ce dernier est harcelé dans la majorité des lieux d'hébergement payants par le défilé des prostituées y pullulant comme des fourmis. Le seul établissement qui s'est prémuni de cette vague de «prostitution», est l'hôtel Mizrana qui relève toujours du secteur public. Les efforts de l'Etat à résorber un tant soit peu ce phénomène se sont heurtés à la sempiternelle lézarde que laisse l'inconsistance des débarquements furtifs des services de sécurité à des heures tardives dans tout recoin suspect. La dernière descente en date remonte à plus de trois ans; elle s'est soldée par l'embarquement de toutes les personnes accouplées «illicitement», assorti d'une amende relativement importante. Depuis, l'impasse a été complètement faite au grand dam de la tranquillité urbaine nécessaire pour le rush touristique. Une administration défaillante Les débits de boissons alcoolisées constituent, aussi, un abcès purulent. Ils quadrillent la ville, refermant en leur sein des bataillons de prostituées. La formule a porté ses fruits puisque ces bars sont indiscutablement les commerces qui attirent le plus de monde. Ils sont d'ailleurs constamment pleins à craquer. Le sexe et l'alcool font marcher les affaires. Ami Maamar, nous recevant dans sa vaste buvette, s'est plaint de la débauche accentuée par la présence de ces «cocottes», alors que lui il en compte - pour reprendre son expression - dans son local plus de quatre. Quand on lui dit qu'il faisait un peu «monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir», il s'est justifié: «Si je les ai ramenées chez moi, c'est juste pour le travail. Mais voilà que les gens les prennent mesquinement pour des princesses; prêts à tout faire pour les avoir». Un reproche qui se confirma, un moment plus tard, à ses dépens. Car quand il nous causait, l'une de ses serveuses ayant piqué une colère, lui renversa son verre. Une scène qui a provoqué une kyrielle d'injures de part et d'autre. Et pour dire les choses telles qu'elles sont, l'embauche facile de ces «filles de joie» obéit à une stratégie toute simple: exploiter une main-d'oeuvre féminine bon marché. Pour la parenthèse - et cela tient de témoignages qui coulent de source - les misérables serveuses, chacune d'elles avec sa malheureuse histoire, bossent de 10h à... 2h du matin, parfois ni nourries ni logées, pour l'insignifiant pécule de 8000 DA sans qu'elles jouissent d'un quelconque privilège social. Sortis de ces saloons à l'américaine, des trottoirs où l'affluence était réduite nous accueillent. Tous les commerçants geignaient du «poids mort» auquel est réduite l'activité commerciale. Les boutiques vendant les accessoires marins sont en nette régression. Une irréfutable preuve du désert touristique qui y règne. Il était vraiment rare d'apercevoir des groupes humains en tenue courte indiquant qu'ils prenaient la direction de la mer. Excepté les enfants des colonies de vacances qui imprimaient à la cité une timide ambiance estivale, tout le monde vaquait à ses occupations comme si la mer s'y était retirée vers d'autres lieux plus fascinants. Les deux jardins publics ne sont aucunement mieux lotis en matière de fréquentation humaine tout comme l'est la station de fourgons où une interminable file d'attente des engins de transports supplantait, par défaut, celle des voyageurs. Le soleil se coucha sur Tigzirt. Les rares touristes pressaient le pas non vers un campement des alentours ou vers l'un des hôtels, mais en direction de leur destination initiale ne sachant plus quand revenir. «Il est sincèrement triste de voir comment est devenue cette belle plage», déplorait cette mère de famille essuyant les mouillures de son dernier plongeon. «Elle n'est plus ce qu'elle était», a-t-elle articulé. La nuit tombée, la mer flirtait, seule, avec le silence ténébreux. Les quelques passants qui y rôdaient encore étaient les tenants des commerces variant entre gargotes, estaminets ou baraques de boissons alcoolisées parsemés çà et là. La menace terroriste, bien qu'elle soit latente, a dissuadé les habituels campeurs qui grouillaient autrefois dans l'onduleuse plage Tassalasst particulièrement. En ville, quoiqu'il n'était que 21h, les grincements des rideaux métalliques se succédaient par intervalle. «On n'a plus de clients, il vaut mieux se reposer», nous déclara Hocine, gérant d'une cafétéria. Les seuls lieux qui s'animaient, comme nous l'avons indiqué ci-dessus, étaient les débits de boissons et le tonitruant cabaret. On y buvait, riait et se battait même à couteaux tirés dans certaines circonstances. L'agitation y dure jusqu'à une heure tardive sous les déhanchements de la musique raï et les bavardages des têtes ébouillantées par l'excès de consommation des boissons alcoolisées. Le soleil s'est levé sur la ville. Elle souffrait encore des plis que lui avait appliqués durement les conséquences de l'alcool et du stupre de la veille: ivrognes couchés à même le sol, bouteilles cassées, canettes éclatées et émanations nauséabondes (les angles de plusieurs bâtisses se sont transformés en urinoirs). C'est l'image matinale qu'offrait Tigzirt, qui s'apprêtait à recevoir des estivants. A qui la faute? Il est logiquement saugrenu de résumer l'origine de cette dégringolade au seul fait qu'il y a en permanence le risque d'une irruption terroriste, car les services de sécurité ont mis les bouchées doubles bien avant la période estivale afin de déjouer tout dessein criminel dont Tigzirt a payé un lourd tribut. Des responsables locaux très proches de l'office du tourisme renvoient le problème à la baisse de l'intérêt que portaient à la région, dans le passé, les émigrés et les étrangers. L'image de marque de l'Algérie, ternie par une décennie sanglante, croient-ils, a contaminé l'ensemble des sites touristiques, quelle que soit leur surveillance. Les Tigzirtis, s'alignant sur cette explication, y ajoutent un autre son de cloche. Ils reprochent aux gestionnaires locaux de trop s'écarter des besoins que requièrent la vocation de leur cité. Ils les accablent de verser dans des «affaires scabreuses» tout en mettant sous le boisseau l'intérêt commun. Il faut relever, d'autre part, que l'ombre des événements meurtriers de Kabylie plane toujours. On n'est nullement en mesure de dire que les plaies ouvertes d'un certain Printemps noir sont définitivement cicatrisées. Aussi, le développement de la prostitution qui y a chamboulé bien des habitudes, y est sans doute pour quelque chose, et ce en se répercutant négativement sur le principe du camping familial. Beaucoup de familles ont exprimé leurs réticences à s'installer dans un endroit, aussi commode soit-il, où se dégagent les relents de la «luxure». Mais est-il permis de dire que la gloire de Tigzirt a disparu à jamais? Certainement pas. Cette belle côte de Kabylie -située à 39 km à l'ouest du chef-lieu de la wilaya de Tizi-Ouzou- garde en elle ce qui ne peut être entamé: son originalité. Une ressource suffisante pour qu'elle aspire à redorer son blason, sinon prétendre à des jours meilleurs.