Dénonçant la tragédie d'une histoire tronquée par laquelle on a voulu cacher bien des choses et ainsi altérer gravement l'identité nationale, Mohamed Saïd Mazouzi remet bien des idées en place, les fausses comme les occultées. Une profession de foi, tel est le voeu, telle est la volonté de Mohamed Saïd Mazouzi qui entend apporter, dans ce livre intitulé J'ai vécu le pire et le meilleur, une pierre à l'édifice mémoriel de l'Algérie combattante puis indépendante. L'homme qui a vécu la prison de 1945 à 1962, qui a éprouvé les deux versants de l'histoire encore édulcorée du pays, affiche son intention réelle de témoigner, non pas «de nos petites histoires individuelles, somme toute sans importance, mais de ce que le peuple a subi, de ce qu'il a sacrifié et enduré pour que l'Algérie continue à exister». De ces mémoires recueillis par Lahcène Moussaoui, il convient de retenir les éléments-clés indispensables à la compréhension du message. Après une présentation émouvante de ce que fut l'enfance à l'épreuve d'une réalité coloniale que l'école ne pouvait masquer, Mazouzi explique la genèse d'une prise de conscience à la source même de ces mémoires qui, «en toute simplicité, participent d'un souci d'informer sur ce peuple, son passé, ses épreuves et son combat, l'esprit et les valeurs qui l'ont animé». Et c'est précisément de ses valeurs que Mazouzi a voulu témoigner, affirmant de prime abord que «la Révolution algérienne est si grande par elle-même qu'elle n'a pas besoin d'en rajouter» et que les expériences vécues, que ce soit celle de la prison, de la résistance ou de l'oeuvre de bâtisseur au lendemain de l'indépendance, ont été d'une richesse et d'un enseignement intenses. Dénonçant la tragédie d'une histoire tronquée par laquelle on a voulu cacher bien des choses et ainsi altérer gravement l'identité nationale, Mohamed Saïd Mazouzi remet bien des idées en place, les fausses comme les occultées. Parlant de cette tendance à minimiser, voire à annihiler la part d'une région comme l'Oranie dans la résistance puis la guerre de Libération nationale, il condamne avec la plus extrême des énergies tout ce qui tente de porter atteinte à l'unité nationale, à travers la stigmatisation des uns et des autres, selon leur région et leur ethnie. Narrant avec force détails les conditions dans lesquelles a commencé son combat, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés de compagnons tels que Omar Oussedik, Ali Laïmeche puis Aït Hamouda, Hocine Aït Ahmed, Omar Boudaoud, il écrit que «les années 1943, 44 et bien sûr 45 ont été des années d'intense activité du parti clandestin, le PPA» avant de relater les conditions de son arrestation, au souk de Tizi Ouzou, suite à l'attentat manqué contre le bachagha Aït Ali. Cela se passait en mai 1945. Après plusieurs jours de torture ignoble, le jeune Mazouzi va connaître les affres de diverses prisons, d'abord, entre Barberousse (Serkadji) et Tizi Ouzou, puis Blida, les prisons de France, d'Oran, d'El Harrach ou d'El Asnam. Le plus vieux prisonnier de la résistance puis de la guerre de Libération nationale reverra la lumière du jour avec la renaissance d'une Algérie libre et indépendante, après dix-sept ans d'incarcération. Nommé mouhafadh à Tizi Ouzou par Rabah Bitat, il énumère l'ampleur des travaux qu'il a fallu engager pour créer l'Etat algérien, égratignant au passage Aït Ahmed et son leitmotiv syndical ou le wali de l'époque qui travaillait «en dilettante». L'épisode du voyage à Londres pour assister au Congrès du Labour Party, accompagné d'un traducteur nommé Mouloud Kacem Naït Belkacem, est des plus émouvants, par-delà une pointe d'humour sarcastique consacrée à sa redingote (p231). Parlant du Congrès de 1964 et de ses conséquences, il indique avoir «préféré se retirer plutôt que d'exprimer, dans la violence, ses divergences», telles qu'elles apparaissent dans plusieurs pages consacrées à la démesure de Ben Bella. Suivent les péripéties avec Chérif Belkacem, autour de Tizi Ouzou, «à croire que cette ville était inscrite, invariablement dans mon destin», s'émeut Mazouzi. Sur la période Boumediene, Mazouzi sera limpide et élogieux, rendant à l'homme sa part de mérite, soucieux de contribuer à la vérité:il fut «un dirigeant, un leader de son époque, un homme qui a été utile à l'Algérie», porteur d'une «politique franchement anti-impérialiste et au service de la population» dont il a «libéré la parole» lors de la Charte de 1976. A l'inverse, il tracera de Chadli un portrait au vitriol, forçant les contradictions du personnage et ses choix de personnages qui ont «mené le pays à la ruine». Il en tirera peu après la conviction que «au plus haut niveau de l'Etat, le comportement de courtisan et la complaisance opportuniste prenaient le pas sur l'esprit de responsabilité». L'épisode de la 6e Conférence des Non-Alignés à La Havane où Chadli n'a finalement pas lu le discours préparé par Benyahia, rendu rachitique par les nombreuses corrections des conseillers à la Présidence, allait sonner le glas de l'ère Boumediene, à une époque où l'Urss elle-même entamait son déclin fatal. Le même déclin qui allait affecter l'Algérie, après le Congrès du FLN, en février 1989 et la réforme de la Constitution suivie de l'ouverture aux «associations à caractère politique» qui «a permis à une nébuleuse islamiste d'agir en toute légalité pour saper l'Etat et embrigader des pans entiers de la société dans une totale confusion». «Une véritable descente aux enfers», commente Mazouzi tout en rendant un hommage appuyé à Liamine Zeroual «un honnête homme et un brave soldat» qui, par son attitude de patriote intègre, aura «mérité de la nation» à laquelle il a rendu une part de dignité, jamais retrouvée depuis la mort de Boumediene. La conclusion est à frémir quant à «la gestion astucieuse de la rente» pétrolière et «l'inquiétante perspective de rupture définitive entre l'Etat et la société», avec une «pauvre Algérie chaque jour plus éloignée des lendemains qui chantent», malgré la certitude d'un sursaut (révolutionnaire?) dont on ne sait quand et comment il se produira, tôt ou tard... Editions Casbah, 432 pages