«Nous querellons les miséreux pour mieux nous dispenser de les plaindre.» Vauvenargues Le second est d'ordre sociologique : c'est le mouvement d'urbanisation rapide qui caractérise les pays de la rive sud. Entre 1990 et 2020, la population urbaine de la Méditerranée passera de 214 à 405 millions, soit une augmentation de 190 millions, ce qui correspond à la totalité de la croissance démographique pour tout le Bassin méditerranéen. L'essentiel de cette croissance sera absorbée par le Sud. La force de travail du Sud qui représentait en 1990 43 % de l'ensemble méditerranéen en représentera 59 % en 2020, alors que la population en âge de travailler sera passée de 97 à 228 millions de personnes. Le syndrome de l'invasion de l'Europe Obsédée par son déclin démographique, face à la pression migratoire du Sud, l'Europe s'angoisse. Cette angoisse s'ancre dans une sorte de terreur diffuse face à la natalité des «autres» et à l'inévitabilité et à l'incontrôlabilité des flux migratoires. Les tensions xénophobes qui explosent ici et là se fondent sur une perception immédiate: les autres sont trop et sont en train de nous envahir en masse. A un niveau plus profond, s'inscrit une angoisse encore plus intime. Après nous avoir envahis «ils» écrit Bertrand Ravenel, citant Valéry Giscard d'Estaing qu prône le retour au droit du sang, nous submergeront avec une avalanche d'enfants, tandis que notre stérilité croissante nous condamne à l'extinction. Pourtant les extra-communautaires, une fois débarqués en Europe, renversent très vite leur comportement et engendrent beaucoup moins d'enfants..., la deuxième c'est l'arrêt de la démographie galopante au Maghreb. En 1970, les Algériennes mettaient au monde plus de huit enfants, les Marocaines et les Tunisiennes 7. En 2000, on tombe à 2,5 enfants en moyenne, ce qui se rapproche de la moyenne européenne. Les porteurs de voix xénophobes cachent naturellement ce type d'arguments. Quoi qu'il en soit, à l'heure actuelle, l'homme européen n'est pas culturellement préparé à affronter rationnellement - c'est-à-dire politiquement - le drame du tiers-monde tel qu'il se manifeste chez lui. La présence de plus en plus visible de l'immigré lui apparaît comme une menace diffuse. Quelque part dans son subconscient, il rêve d'une armée puissante de blancs durs et purs - ou de mercenaires venus du Sud- capable d'endiguer ce qui lui apparaît comme un fourmillement désordonné du monde non blanc... Affrontés aux pressions migratoires du Sud, les pays de l'Europe occidentale souhaitent trouver des réponses urgentes communes. En même temps, on doit lutter contre l'immigration clandestine à travers les accords de Schengen. Et puis, éviter les «abus» en matière de droit d'asile. Les accords de Schengen constituent la base juridico-policière de la construction du mur de la forteresse (visas, sanctions pour les moyens de transport qui ne contrôlent pas suffisamment la régularité des documents des passagers, liste commune d'indésirables, échanges d'informations, constitution d'un outil de coopération policière: Europol). L'autre réponse concrète aux vrais problèmes de l'immigration, c'est la position musclée, celle des reconduites dans le pays d'origine dans les «charters de la honte» L'Europe se barricade et y met le prix. Ainsi, un dispositif de surveillance unique en Europe vient d'entrer en service à Algésiras. Tout ce qui se passe dans le détroit sera bientôt retransmis en direct, via le Système intégré de surveillance extérieure (SIVE). De jour comme de nuit, l'image apparaît avec netteté sur l'un des huit moniteurs qui encadrent l'écran principal. Pour l'instant, ledit système comprend trois patrouilleurs et un hélicoptère, outre les caméras thermiques installées sur divers véhicules équipés depuis trois stations fixes avec des radars, de détecteurs à infrarouge et de caméras vidéo en noir et blanc. 142 millions d'euros que coûte le système ont été investis par l'Union européenne pour repérer et réprimer la détresse humaine confortablement à partir d'une salle de contrôle. (5). En définitive et pour le moment, le rapport avec le tiers-monde, avec le Sud, est désormais fondamentalement conçu en termes de sécurité. Le Sud c'est d'abord le risque, celui de la bombe démographique. Les projets de coopération n'ont plus rien à voir avec la perspective de mener les pays du Sud sur la voie du «développement». Il s'agit désormais de se prémunir à court terme contre les risques que comporterait pour le Nord une déstabilisation accrue des pays du Sud. Les pays de la CEE qui bordent la Méditerranée pourront-ils empêcher, dans les dix ou quinze ans qui viennent, l'entrée, «l'invasion» de plusieurs millions d'Africains du Nord, mais aussi du Sud-Sahara? Pourront-ils défendre les 15.000 kms de côtes avec leurs armes et leurs forces de l'ordre? Comme le dit un rapport de la Banque d'Italie publié en avril 1992 «tenter de bloquer l'immigration serait illusoire de même qu'est imaginaire de substituer les mouvements de personnes par des transferts de marchandises des pays d'origine». Comment alors se demandent les Européens, affronter ce flux prévisible de clandestins avec toutes ses conséquences sur le plan social?. Il est impossible de penser que la CEE puisse continuer sur la voie de Schengen qui assigne aux pays du sud de l'Europe le rôle de gardiens de la forteresse. La poussée irrésistible des immigrants vers l'Union européenne, la contraindra à prendre acte du développement inégal qui s'est manifesté et accentué entre rive nord et rive sud. Un espace de coopération, de concertation pour une nouvelle politique économique et commerciale s'imposera inexorablement. La question de fond est la suivante: les démocraties européennes sont-elles en état de ne tolérer que, jusqu'à un certain seuil, des citoyens de pays non-européens ou bien est-ce que les caractères de la multiethnicité ou de la multiculturalité doivent être structurellement constitutifs de cette Europe plus libre et démocratique que l'on peut souhaiter? Les seules tentatives réalisées par les pays européens sont celles qui consistent à filtrer, ne garder que le haut de gamme en procédant à un véritable brain drain ou encore un body-shopping qui accélère l'hémorragie des PVD en les privant de leur matière grise durement acquise, et chèrement payée. En fait, jusqu'à maintenant, l'Europe «n'a pas eu de politique sur l'immigration», celle qui viserait à affronter les questions du statut des étrangers dans la nouvelle Europe, pour harmoniser les conditions économiques, sociales, politiques et culturelles dans une Europe irréversiblement multiethnique et multi-culturelle. La priorité, que doit se donner la communauté internationale, est d'assurer la paix, le développement équitable et écologiquement «soutenable», la démocratie et le respect des droits de l'homme partout dans le monde. Cette politique suppose un radical rééquilibrage économique, social et écologique entre Nord et Sud. Rééquilibrage dont ont besoin évidemment les pays du Sud, mais aussi les pays du Nord, s'ils ne veulent pas s'installer dans la spirale de militarisation forcenée d'une forteresse. Dans ce cadre, la coopération au développement doit être considérée sur le long terme, comme partie prenante active des politiques sur l'immigration. De cette politique générale, l'Europe a les moyens, les ressources, les dimensions et la crédibilité pour la mener à bien.(6). Mais en dernière analyse, si l'on considère que le développement économique n'est efficace que s'il est accompagné d'un développement politique, c'est-à-dire d'une démocratisation progressive, il est clair que l'absence de liberté politique est un facteur important des flux migratoires. En conséquence, les flux de populations ne se ralentiront que lorsque les populations du Sud auront la possibilité légale et démocratique de déterminer leur propre avenir chez elles, c'est-à-dire sans passer par cette «fuite» que constitue l'émigration. Comme l'écrit si bien Sami Naïr: «Ou bien l'Europe pratique la politique de l'autruche, soutient des régimes violents, souvent despotiques et alors la fuite vers le Nord se poursuivra sans répit (avec la complicité de ces mêmes régimes d'ailleurs), ou bien l'Europe fait de la démocratisation de ces pays un axe stratégique de sa politique de relations économiques et alors elle permet par là, de stabiliser des populations en situation de détresse sociale puisqu'elle les aide à choisir et à lutter chez elles, dans leurs pays respectifs, pour un présent et un avenir meilleurs» (7). Conclusion La circulation incessante entre les pays du Maghreb et les pays d'immigration, le maintien pour certains d'une double résidence «ici» et «là-bas», l'importance des transferts monétaires, l'essor des naturalisations, l'émergence d'un émigré-immigré citoyen transnational, laissent supposer la naissance d'une double idéalisation sociologique qui amplifie avec la distance et le temps. Ces nouvelles dynamiques les mettent à l'interface entre -civilisations- et les poussent à dessiner à leur façon la coopération euroméditerranéenne, qui est en fait, un modus vivendi, en attendant que les décideurs décident. Cependant, en Europe comme au Maghreb, cette fonction -passerelle- n'est pas toujours prise en considération. Il est à espérer que la réanimation du «processus de Barcelone», qui à certains égards, peut constituer un départ, puisse mettre à plat les vrais problèmes en évitant les solutions faciles et les clichés. «La recherche du vrai, écrit Hervé Bourges, par la science, la philosophie, la foi, l'expérimentation, l'histoire. Le dialogue des civilisations n'a pas lieu sans cette recherche scrupuleuse et exhaustive de ce qui est vrai, sans ce dépouillement de l'apparence et des certitudes trompeuses, cette rupture avec les illusions collectives, tellement plus confortables». (8). Comment l'Europe qui se veut le berceau des Lumières peut-elle faire l'impasse sur l'apport des Arabes (auxquels appartiennent les Maghrébins) et ne les considérer que comme des profiteurs avec le bruit et l'odeur? Sait-on par exemple, qu'après la prise de Constantinople, que l'on présente comme la victoire de Barbarie, les Ottomans ont fait une requête insolite pour l'esprit de l'époque. Ainsi, Naguib Mahfouz rapporte dans le discours qu'il a prononcé à Stockholm au moment de la remise de son Prix Nobel, l'image très forte de ces conquérants de Constantinople, réclamant en rançon de leurs prisonniers, des livres, des oeuvres d'art, des archives, hérités de l'Antiquité grecque via l'Empire romain d'Orient, afin qu'ils puissent être étudiés et traduits. Non, les Musulmans tant craints ou haïs en Europe, n'étaient pas des barbares. Hervé Bourges a raison d'écrire: «Les Français savent qu'une très grande partie de ce qui a ensuite permis notre redécouverte puis notre propre connaissance des racines culturelles antiques de la civilisation européenne, depuis la Renaissance, a été puisée dans des sources arabes, des bibliothèques et des oeuvres de savants qui honoraient alors le monde arabo-musulman...Ils l'illustraient d'ailleurs à leurs risques et périls, et Youssef Chahine nous l'a rappelé récemment à propos d'Averroès dans un film magnifique qui est aussi un hommage à la tolérance et à la reconnaissance de l'autre». Hervé Bourges. Op.cité. S'il est connu malheureusement que la culture ne nourrit pas son homme, c'est encore plus vrai des priorités des Etats dans leur politique étrangère. La course est à la recherche de marchés. A titre d'exemple, il est infiniment plus facile à un «marchand», un industriel ou réputé tel, d'obtenir rapidement un visa en Europe, qu'à un homme de lettres et encore plus à un universitaire. La connaissance ne débouche pas sur des marchés. Pourtant, c'est, le croyons-nous, peut-être par là qu'il faut commencer. De quoi ont besoin les pays du Sud? de science, d'éducation. Le moment est venu d'essayer une autre thérapeutique après l'échec de toutes les autres. L'Europe si elle veut avoir la paix, la sécurité, doit d'abord considérer les pays riverains du Maghreb comme des pays émancipés. Elle doit se défaire de tout colonialisme pour inventer un avenir en commun. Elle doit par conviction, influer sur les gouvernants du Maghreb pour favoriser l'émergence du savoir, la libération de la parole. Le développement de passerelles, l'encouragement des scientifiques et des hommes de culture qui sont en définitive des passeurs de culture, des arpenteurs d'un avenir commun. L'Année de l'Algérie qui aurait pu constituer, selon le voeu d'Hervé Bourges un départ pour une nouvelle vision de l'avenir, s'est terminée avec l'extinction des lampions. «Nous avons besoin, écrit Bourges, d'une nouvelle philosophie politique, d'une nouvelle conscience historique, adaptées à un monde où les armées enjambent les continents, où la solidarité s'exerce à des milliers de kilomètres de distance, où le sentiment de fraternité existe réellement entre des individus séparés à la fois par leurs traditions, leurs histoires, leurs univers, et néanmoins unis contre les maux qui les frappent. Comment penser cette communauté nouvelle, quelles règles et quels fondements lui donner, comment écrire, à partir de nos anciennes différences, les lois du monde nouveau qui apparaît?» Bourges conclut à juste titre que la guerre contre le terrorisme va nourrir d'année en année l'imaginaire américain, et par contagion l'imaginaire occidental, d'une vision réductrice et négative du monde arabe et de l'Islam. Le dialogue que les pays riverains du nord et du sud de la Méditerranée doivent impérativement avoir ne doit pas être dédié uniquement à l'aspect des échanges marchands. Il est nécessaire. Il porte en lui la forme de l'avenir commun. Il s'agit de concevoir un humanisme capable «d'humaniser» la mondialisation. Puisse l'avenir lui donner raison. Incha'Allah. (5). Pablo Ordaz: «Le détroit de Gibraltar sous l'oeil des caméras». Courrier international n°624 du 17/10/ 2002. (6). Claude Allègre: «A pied, à cheval, en voiture», Le Monde 19 juillet 1991. (7). Sami Naïr: «L'Europe, la démocratie et la Méditerranée du Sud» colloque de Belfort, Syros, Paris 1989. (8). Hervé Bourges: «Un humanisme par temps de mondialisation». Colloque Algérie-France, I.M.A.2652003.