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Un voyage au bout de l'arnaque
TRAIN ORAN-ALGER
Publié dans L'Expression le 14 - 10 - 2004

«Oran-Alger par train c'est plus sûr que par taxi, car les dangers de la route sont multiples»
«Tu sais, le train Alger-Oran a été attaqué à plusieurs reprises par des terroristes durant les années noires. Plusieurs convois ont été incendiés et plusieurs citoyens voyageurs ont été massacrés durant ces attaques», dira Ammi Saïd à un jeune colon qui rentrait chez lui à Bouira après un séjour à Bousfer.
Ce dernier piaffait d'impatience à la gare d'Oran quand il fut abordé par Ammi Saïd, un septuagénaire qui se dit adepte du voyage par la voie ferrée. La discussion entre ces deux voyageurs ne tournera qu'autour du train, de la sécurité qu'il procure, de son confort et des connaissances qu'on peut y faire. «Oran-Alger par train c'est plus sûr que par taxi, car les dangers de la route sont multiples», dira-t-il. La gare d'Oran, une construction de style mauresque héritée de la période coloniale, offrait un cadre de jeu au groupe de colons qui tuait le temps comme il le pouvait en attendant le départ du Rapide vers Alger. Des familles agglutinées devant la porte qui donne accès aux quais s'impatientaient. «Mais qu'attendent-ils pour nous laisser monter dans le train? C'est très mal organisé. Ils attendent toujours le dernier moment pour ouvrir la porte, ce qui favorise la cohue à chaque départ de train», dira un homme chargé de bagages.
Un employé traînant la patte viendra s'escrimer avec la serrure de la porte pour tenter de l'ouvrir. Il essayera toutes les clés de son trousseau mais sans y parvenir. Finalement, le sésame était chez un gardien.
Lâchés comme des marathoniens au coup de starter, les voyageurs accourent vers le train. Mais ils sont stoppés net par une autre porte oubliée fermée par les ouvriers du quai. «Décidément, aujourd'hui, c'est la journée des couacs. Je ne sais pas comment cela va se terminer et que nous réserve le voyage.», dira Ammi Saïd. Finalement, on ouvre la seconde porte pour laisser les voyageurs prendre place dans le train. On les laisse monter, s'installer avant de leur intimer l'ordre de quitter les voitures. «On doit arrimer d'autres wagons et cette manoeuvre est interdite avec des voyageurs à bord», dira un contrôleur. Palabres, gesticulations. Certains passagers trop chargés refusent de descendre. «Vous auriez dû être prévoyants, tous ces préparatifs auraient dû se faire bien avant l'arrivée des voyageurs», dira une femme à un surveillant de train. Après moult palabres, le règlement est mis entre parenthèse et on arrime d'autres voitures au moment où elles étaient chargées de monde. 7h 30, 7h 45, le train ne démarre pas. Les passagers commencent à compter les minutes de retard. Finalement, le chef de gare ordonne le départ. Le train quitte Oran encore endormie. Il s'ébranle et prend de la vitesse. Es Senia, Tafraoui, Aghbal, Oued Tlelat...
Le paysage défile, offrant tantôt des terres ocres laissées en jachère en attendant la moisson des labours, tantôt des pâtés de maisons entourées de monticules d'ordures. Ammi Saïd, après deux allées et venues dans le train, revient s'installer en deuxième classe avec le groupe de colons. «Et dire que j'ai payé le supplément confort et je ne trouve même pas de wagon climatisé. C'est une véritable arnaque, la climatisation fonctionne un voyage sur deux», dira-t-il.
Ruée vers le wagon restaurant
L'usine qui produit Coca-Cola à Oued Tlelat se dessine au loin, puis le train fait une première halte en gare. «Vous me parlez d'un Rapide. Normalement, il n'a qu'un seul arrêt à Chlef», maugréa Ammi Saïd.
Les passagers, le ventre creux se hâtent vers le wagon-restaurant. Sur place, trois serveurs tentaient de servir avec le sourire le maigre menu qu'on leur avait préparé. Un café soluble au goût fade, des limonades, des sandwichs, des chips, des gaufrettes, des gâteaux et rien d'autre.
Une jeune hôtesse tente de faire démarrer la chaîne Hi-Fi. Elle parvient à lancer une cassette de feu Kamel Messaoudi. La musique en sourdine berce les passagers assoupis. Les sandwichs sont liquidés en un tour de main, tout comme le café et les bouteilles de limonade. Dans un coin, un serveur tente d'expliquer à une dame qu'il ne peut pas lui donner de verre jetable, car ils sont vendus avec les bouteilles d'eau minérale. «Ils me donnent l'équivalent de bouteilles, ce n'est pas de ma faute madame», dira-t-il. L'hôtesse revient avec un chariot vide. Elle a fait le tour des wagons et vend tout son quota de sandwichs.
Dans les autres voitures, c'est le jeu du chat et de la souris entre les contrôleurs et les resquilleurs. Même les toilettes sont passées au peigne fin, rien n'est laissé au hasard. «Ils font parfois preuve d'ingéniosité. Ils sont imprévisibles», dira un contrôleur à propos des clandestins. De temps à autre, des disputes éclatent avec des passagers, mais ces intermèdes faits de violence verbale sont vite dépassés grâce au bon sens des uns et des autres. La ville de Sig est vite dépassée, puis Mohammadia est annoncée grâce à «un pavé» de verdure, une orangeraie située juste à l'entrée. La gare de cette localité rattachée à la wilaya de Mascara est considérée comme une importante gare de tri. Le voyage se poursuit, et les voyageurs bercés par la musique. La climatisation finit par rendre l'âme. Relizane, H'madna, Oued R'hioui puis Chlef. Avant l'entrée en gare, les contrôleurs chargés des bagages s'apprêtent à quitter le train. Ils annoncent l'entrée du train en gare. «C'est la relève, d'autres vont prendre le relais», dira Ammi Saïd.
Des voyageurs descendent du train, d'autres montent, tentent de trouver des places où s'installer. Quelques vendeurs ambulants de sandwichs téméraires montent dans le train pour «liquider» quelques provisions. «D'habitude, ils montent dans les trains de 6h 45 ou celui de 11h 45 qui font toutes les gares. Certains voleurs se font passer pour des vendeurs pour subtiliser des bagages à des voyageurs étourdis ou endormis», dira Ammi Saïd. Après une halte qui a duré un quart d'heure, le train reprend la route. Les jeunes colons, pour chasser l'ennui, font un boucan du tonnerre. Ils sont de temps à autre rappelés à l'ordre par leurs accompagnateurs. Le souffle court, le front perlé de sueur certains jettent l'éponge et tentent de trouver un moyen pour se rafraîchir. Certains s'aspergent le visage, d'autres prennent pour éventail tout ce qui leur tombe sous la main. Les contrôleurs montés à Chlef entament leur tournée, leur chasse aux clandestins. Ils sont assaillis de questions, de remarques à propos de la climatisation. «L'électricien va la faire démarrer, c'est une affaire réglée, soyez tranquille», dira un contrôleur à un groupe de voyageurs qui tentait de trouver une explication à l'arrêt de la climatisation. Après une éclipse, ce dernier revient pour ouvrir les vasistas des wagons. «Nous allons allumer l'éclairage, c'est pour cela que la climatisation s'est arrêtée», dira-t-il. Les wagons sont devenus une véritable étuve où se conjuguent à tous les tons et tous les temps humidité et chaleur, une fournaise.
Quelques kilomètres plus loin, un contrôleur revient tenant un enfant en bas âge par la main. Il fait la tournée des familles pour trouver les parents du garnement, mais sans résultat. «Je ne sais pas si ses parents sont descendus à Chlef ou s'il est monté tout seul dans le train», dira-t-il après plusieurs allées et venues flanqué de l'enfant.
Arrivé à Oued Fodda, le train s'arrête. Après quelques minutes, le voyage reprend. «Nous avons marqué cet arrêt pour confier l'enfant égaré au chef de gare qui doit faire le nécessaire pour le remettre à la police», dira le contrôleur à une question d'Ammi Saïd, qui tentait de trouver une explication à cet énième arrêt. «Ce n'est plus un Rapide», dira notre ami voyageur qui sortira de ses gonds quand le convoi marque un autre arrêt à Oued Rouina. «Que voulez-vous, nous devions croiser le train Alger-Oran de 7h 45 et cette manoeuvre ne pouvait se faire qu'en gare», dira le contrôleur.
Les petits hameaux qui séparent Oued Rouina d'El Khemis s'avèrent risqués. Des enfants s'amusent de temps à autre à bombarder le convoi de pierres. «C'est un véritable territoire sioux. Les parents devraient interdire à leurs enfants ce jeu dangereux. Plusieurs voyageurs ont été blessés par des éclats de verre. La Sntf paie un argent fou pour réparer les vitres brisées. D'ailleurs, vous remarquerez que nous avons installé du plexiglas pour éviter aux passagers des accidents», dira le contrôleur. Ammi Saïd précisera qu'il évite toujours de se mettre à côté d'une fenêtre équipée de verre. «C'est dangereux, je me mets toujours là où je remarque du plexiglas.» La gare d'El Khemis, accrochée à une briqueterie construite dans les années 1800, offre l'image d'une oasis rouge. «Rouge sang, dira Ammi Saïd. C'est sur le tronçon que nous entamons que les terroristes attaquaient les trains.»
Il nous racontera que plusieurs convois ont été attaqués par les hordes du GIA. La chaîne du Zaccar dans laquelle serpente la voie ferrée offre mille et un pièges que des criminels pourraient utiliser. «Des fois, ils faisaient sauter à l'explosif la voie. Parfois, ils déboulonnaient des éclisses pour retirer des tronçons de rail et faire dérailler le train. Une fois arrêté, le train devient vulnérable. Les terroristes montent à bord, font descendre les passagers, vérifient leurs identités, en prennent quelques-uns pour les assassiner. Avant de repartir, ils incendiaient le convoi. C'est pour cela que le train de nuit (couchettes) a été supprimé, parce qu'il a été attaqué à plusieurs reprises», dira dans un soupir Ammi Saïd. Il précisera qu'aujourd'hui la situation a changé. L'installation de plusieurs postes militaires de surveillance sur ce tronçon de voie (El Khemis-Oued Djer-Blida) et l'utilisation de draisines pour vérifier l'état des rails, avant chaque passage de train, a permis de sécuriser ce tronçon, marqué par cinq tunnels et un relief très accidenté.
La descente vers Agha
Boumedfaâ, Oued Djer, El Affroun, Mouzaïa, Chiffa, Blida, un parcours qui rappelle des centaines de victimes fauchées par traîtrise. Le tronçon, qui serpente dans une forêt dense et hérissée de guérites de surveillance où se dessinent les silhouettes des vigiles.
Le train devenu chaudron s'ébranle pour amorcer sa descente vers la plaine de la Mitidja puis Alger. Les orangeraies de Boufarik annoncent l'imminence de l'arrivée à destination. Il est 14h quand le train rentre en gare d'El Harrach. Après une petite halte, il reprend son voyage. Hussein Dey, Belouizdad, la baie d'Alger, les chantiers des échangeurs du 1er-Mai, la gare Agha qui tend ses bras. Les passagers, harassés par les six heures de voyage, descendent du train, se dirigent vers la sortie. A l'extérieur, une foule de clandestins, toutes griffes dehors, les attend de pied ferme. On annonce les destinations, on négocie les prix, on monte dans le taxi pour se plonger dans une autre fournaise, faite de bruit, de bouchon de circulation, de stress et de canicule.
Finalement, le supplément confort n'est qu'une arnaque puisque la climatisation a rendu l'âme aussitôt lancée, et le train censé être rapide, a marqué une dizaine d'arrêts au lieu d'un seul.


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