Infatigable, continuant inlassablement de sillonner le monde, cet ancien «guerrier» de la cause nationale algérienne, est devenu un grand messager pour la paix. Son film, d'une inénarrable célébrité, est projeté dans les plus grandes capitales du monde. Partout, il recueille applaudissements chaleureux, tous dédiés au seul héros de La Bataille d'Alger : le peuple. Yacef Saâdi, modestement, à sa façon, sans jamais compter sur personne, refuse ostensiblement que la page des exactions françaises soit tournée. Elle doit au contraire être écrite, comme il s'attelle à le faire depuis ses années de prison. Cinquante ans après, la blessure, loin d'être fermée, n'est pas là pour crier vengeance mais seulement pour crier à ce monde en folie: «Plus jamais ça, non, plus jamais ça!». L'Expression : Aujourd'hui, cinquante ans après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, quel bilan pouvez-vous faire de la situation qui prévaut actuellement en Algérie? Yacef Saâdi: Il m'arrive de penser au miracle que je sois toujours vivant après tout ce temps et un parcours autant ponctué de douleurs et de sacrifices. Se retrouver cinquante ans après en train de discuter du sort de mon pays, passé et à venir, relève carrément de la prouesse divine. Les périodes qui se succèdent sont forcément différentes les unes des autres. Aujourd'hui, la planète entière vit sur un volcan en pleine éruption. Les guerres, les violences, les calamités naturelles, sont devenues le lot quotidien de toutes les régions, alors que l'homme lui-même semble en quelque sorte s'y être adapté avec une mentalité de plus en plus monstrueuse. La terre, visiblement saturée, se venge avec ces catastrophes et provoque même de graves mutations chez l'homme. Pour curieux que cela puisse paraître, La bataille d'Alger, qui n'est certes pas un film d'amour, n'en transmet pas moins un message de paix aux générations futures. La guerre, finalement, n'a jamais rien réglé, causant d'énormes pertes, ravages et héritages historiques très lourds à porter. Le premier message toutefois, souligne qu'un peuple qui veut se libérer du joug du colonialisme arrive toujours à ses fins quelles que soient les forces liguées contre lui, mais aussi les sacrifices consentis. Le film La bataille d'Alger, pour ces raisons, a obtenu un grand succès dans tous les pays occidentaux et autres où il a été projeté. Ce n'est pas pour rien, sans doute, que quelque temps avant l'invasion de l'Irak, j'ai reçu la visite de deux agents de la CIA et du FBI afin de s'enquérir de mon expérience. Je les ai renvoyés simplement à leur propre exemple vietnamien. C'est dans le même cadre, que je me suis exclamé qu'il ait été fait appel à des officiers français. Les Américains n'ont pas de leçon à recevoir concernant la guerre. A moins qu'il ne s'agisse des crimes et de la torture, comme peuvent, notamment en témoigner les documents en ma possession, relatifs au passage par la guillotine de quatre personnes à une minute d'intervalle, ce qui ne laisse même pas le temps au sang d'être nettoyé ni séché, c'est pire que dans un abattoir. Torturer et assassiner sont les meilleurs moyens d'amener de nouvelles recrues, y compris au sein du peuple colonisateur lui-même. Ce sont également ces pratiques qui ont fait tomber la quatrième République. Les Américains n'ont guère à prendre exemple sur les Français. Si votre film est un message de paix qui semble bien accueilli partout, force est de constater que les choses ne cessent de dégénérer partout dans le monde. Mais qu'en est-il selon vous pour l'Algérie? Je souhaite résumer ma réponse par une image. Un gros nuage s'est accumulé au-dessus de notre pays depuis son indépendance. Depuis, il n'a pas cessé d'avancer. A présent, il est en train de s'éloigner définitivement. C'est pour cela que l'on dit toujours : après la pluie, le beau temps. Qu'est-ce que c'est 50 ou 100 ans dans la vie d'un peuple ou d'une nation ? Rien du tout. Les choses changent très vite à présent. Un bébé quand il naît actuellement, il a en face de lui un ordinateur, moi, c'était juste un mur. Parlons encore d'histoire. Au regard des horribles exactions commises par les forces de l'occupation, est-ce qu'il est possible de tourner la page afin de ne pas gêner Chirac et Bouteflika dans leur rapprochement ou bien faut-il au contraire demander des comptes à la France? Il ne faut pas tourner la page. On ne peut que l'écrire. C'est d'autant plus vrai que la France doit bientôt ouvrir ses archives afin que l'on sache enfin qui était qui et qui faisait quoi durant la guerre de Libération. C'est pour ça que je suis en train d'écrire. C'est pour que cela ne se reproduise plus jamais, loin de tout esprit revanchard. Pour ce qui est du rapprochement, il faut dire qu'aucun pays ne peut vivre en autarcie. S'agissant de l'Algérie et de la France, la passion a toujours prévalu avec tous les hauts et les bas que cela suppose. Nous avons atteint l'objectif que l'on s'était assigné au départ. Nous pouvons décider souverainement de notre destin, y compris de notre type de relation avec chacun, à commencer par la France. Pour ma part, j'écris. Mon premier ouvrage a été élaboré en prison. Le quatrième tome de La bataille d'Alger sort bientôt. Il s'agit d'un véritable manuel relatif à la guérilla urbaine. La seule chose que j'évite dans mes livres, c'est de dénoncer les collaborateurs et les harkis, puisque certains sont encore en vie, alors que les enfants de certains autres, risquent d'en pâtir, même s'ils n'y sont pour rien. Ceci étant, il faut que je dise qu'il n'existe pas une seule révolution dans le monde qui n'ait pas commis quelques erreurs. La nôtre n'en est certes pas exempte. Il ne nous ont jamais donné un minimum de 100 ans pour créer de grands artistes. En réaction aux multiples invasions qu'elle a subies, l'Algérie est devenue le pays des insurrections. Le quatrième tome de votre oeuvre est un manuel relatif à la guérilla urbaine. Ne craignez-vous pas qu'il tombe entre les mains des terroristes encore actifs? Nullement ! Jamais je ne dévoilerai dans ce livre les méthodes que nous utilisions pour fabriquer ou faire passer des bombes et des armes. En revanche, j'évoque par le menu détail, le comportement et la vie d'un fidaï, mais aussi la riposte française bien souvent disproportionnée et presque toujours criminelle. Ce livre est utile, parce qu'il stigmatise les erreurs de l'armée française. Là encore, il prêche un devoir de mémoire afin que rien de cela ne se reproduise plus. Pour revenir à vos activités menées un peu partout dans le monde, on a l'impression que vous êtes une sorte d'ambassadeur sans portefeuille. Le message que vous portez est-il le même que celui de La bataille d'Alger? Je tiens à préciser en premier lieu que je n'ai jamais compté sur personne. J'ajouterai que j'ai pratiquement été désigné sénateur par accident. Je me dois de révéler pour l'histoire, que du temps où Ben Bella était président, lors d'une réunion à laquelle assistait Bouteflika, le poste de ministre de l'Intérieur m'avait été proposé. Je l'ai refusé le plus naturellement du monde. Il aurait été intenable pour moi de devoir un jour interpeller d'anciens compagnons d'armes pour la simple raison qu'ils ont des idées différentes des miennes. Car, je voyais clairement venir les choses. Je n'ai jamais travaillé pour l'Etat ni même fait du commerce. Je suis particulièrement fier de mon indépendance. Je suis très ému et touché en me remémorant l'accueil fait à mon film aussi bien à Cannes qu'aux USA ou au Brésil. Même les voyages et les frais de séjour ont été payés de ma poche. Ma grande satisfaction est de faire connaître la bravoure et la fierté algériennes partout dans le monde. Systématiquement, je dédie les applaudissements à l'Algérie pour signifier que le héros ce n'est pas moi, mais plutôt le peuple algérien. Nous arrivons au bout de ce passionnant entretien, aussi aimerions-nous bien savoir quel pourrait être votre ultime message en direction du peuple algérien, les plus jeunes d'entre eux notamment... Nous avons la chance d'être un peuple doué d'une intelligence exceptionnelle, laquelle lui permet de s'adapter à toutes les situations et partant, de retomber toujours sur ses pieds. Les Algériens ont tout juste besoin d'être orientés, afin de ne pas tourner en rond, ni sombrer dans le désespoir. J'en veux pour preuve le fait que beaucoup de nos diplômés, exclus ici, se retrouvent aux postes les plus sensibles dans les pays occidentaux les plus évolués et développés qui soient. Je suis sûr que nous pouvons accomplir des miracles qui en étonneront plus d'un. Mon message est tout empreint d'espoir. Alors que ma génération avait été convoquée par la mort, c'est la vie et la vie seule, qui attend la jeunesse d'aujourd'hui.