«C'est la racialisation qui fonde la subalternité des Noirs invisibilisés et des Arabes stigmatisés, et c'est elle qui rend centrale la question culturelle. Il n'y a ni intrusion, ni effraction, ni invasion: il y a uniquement une Histoire commune.» Africultures L'écrivain et poète Edouard Glissant avait raison de souligner que nous évoluons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s'entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s'entremêlent, où ceux qui s'effraient du métissage deviennent des extrémistes: «C'est ce que j'appelle le chaos-monde. On ne peut pas diriger le moment d'avant, pour atteindre le moment d'après. Les certitudes du rationalisme n'opèrent plus, la pensée dialectique a échoué, le pragmatisme ne suffit plus, les vieilles pensées de systèmes ne peuvent comprendre le chaos-monde.» Pour ce brillant auteur, seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l'irrésolu, la crainte, le doute, l'ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées ouvertes, des pensées créoles. Faisant sienne la pensée d'Edouard Glissant, l'association Africultures est née en 1997 «d'une volonté d'inscrire comme contemporaines les expressions culturelles africaines, non au sens où elles seraient seulement le miroir de notre temps, auquel cas elles n'apporteraient rien de très nouveau, mais au sens où elles éclairent notre époque et notre avenir.» De l'avis même de ses rédacteurs et salariés, Africultures s'attache ainsi à documenter et analyser une création contemporaine innovante et ouverte sur le monde contre les dérives universalistes qui ont fondé la hiérarchie raciale: «Cela passe par la mise en valeur de l'apport de cette création dans la déconstruction des stéréotypes coloniaux qui nourrissent encore aujourd'hui les discriminations. L'enjeu est de contribuer à un monde où chacun doit être à égalité réelle de droits et de dignité, dans une appartenance commune à l'humanité.» Bien loin des querelles de chapelles idéologiques et/ou politiques, Africultures privilégie l'art et la création comme réponse, comme espace de dépassement dans le contexte de la société française. Et défendre une approche critique de la création d'africultures et des diasporas, c'est affirmer la place et le pouvoir d'innovation, estiment ses promoteurs: «C'est sortir du décor et du folklore pour revenir à l'humain. La revue Africultures n'a cessé de mettre en crise la notion d'africanité et d'étudier la créolisation à l'oeuvre dans le monde pour sortir des fixations identitaires.» Pour vulgariser cette façon de voir liée à la création artistique et irriguer ses relais complémentaires au sein de la société civile, l'association en question lance le magazine Afriscope à partir de 2007 pour suivre de plus près l'actualité des expressions culturelles diasporiques, sans pour autant les enfermer dans le seul prisme de l'immigration. En adéquation avec sa ligne éditoriale, Africultures considère que l'enjeu de son travail critique est bien de sortir de l'assignation identitaire de ces expressions artistiques à la notion d'étranger: «C'est la racialisation qui fonde la subalternité des Noirs invisibilisés et des Arabes stigmatisés, et c'est elle qui rend centrale la question culturelle. Les différences physiques et de couleur de peau, si variées qu'elles sont incatégorisables, dénotent la diversité culturelle de cet ensemble que l'on dénomme nation française. Si identité il y a, c'est bien dans la prise en compte de cette diversité, dans toutes ses dimensions et notamment historique, c'est-à-dire aussi dans le récit national français. Il n'y a ni intrusion, ni effraction, ni invasion: il y a uniquement une Histoire commune.» Pas d'uniformisation possible en matière d'humanité: la créolisation à l'oeuvre dans toute société rend caduque toute ambition puriste et conservatiste de l'identité. Une identité vivante est toujours en devenir, en métamorphose: «Notre combat est bien là! Que les imaginaires de cette diversité, et notamment ceux des expressions puisant dans les cultures africaines, soient suffisamment connus, reconnus et pris en compte pour participer de la richesse de la société qui se construit. Il n'y a pas d'étrangeté territoriale quand on s'intéresse à ce qui est déjà présent.» [email protected]