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Les limites d'un glacis géopolitique
SITUATION AUX FRONTIÈRES TURCO-SYRIENNES
Publié dans L'Expression le 27 - 08 - 2015

La poreuse frontière entre la Syrie et la Turquie, zone de repli des rebelles et de Daesh
Un autre exemple, qui reste ancré dans la mémoire du Monde arabe, est celui d'Israël dans son environnement géopolitique.
L'entassement des forces armées turques aux frontières turco-syriennes ne présage rien de bon dans cette région qui n'a, sans doute, pas besoin de nouvelles expéditions militaires. Cependant, le président turc, RecepTayyip Erdogan, ne cache pas son intention quant à une intervention militaire dans le nord syrien. Les autorités turques ont pour objectif de mettre fin à deux ennemis existentiels, le PKK (Parti des travailleurs kurdes), un parti marxiste-léniniste, et Bachar Al-Assad. L'EI n'est qu'un épouvantail aux mains de certains acteurs comme était Al-Qaîda à une certaine époque.
Introduction au glacis géopolitique (zone tampon)
Le glacis géopolitique (zone tampon) est un concept ou un outil d'analyse utilisé pour comprendre le comportement des Etats qui font face à des menaces, symétriques ou asymétriques, qui tendent à déstabiliser l'ordre régional ainsi que leurs centres vitaux et, par conséquent, leur sécurité nationale. Le glacis géopolitique peut être défini, d'une part, tel un espace territorial qu'une puissance organise et contrôle pour protéger sa capitale, ses centres vitaux, ou certains lieux symboliques. Il peut être intérieur, se situer aux marges des limites du territoire national, ou extérieur, assemblant des Etats vassaux, alliés plus ou moins autonomes. Comme il peut être défini tel un «espace-temps»' d'information plus qu'un simple terrain de manoeuvre dans lequel se teste la détermination de l'adversaire ou de l'ennemi en renforçant l'avantage du temps dont dispose la défense par le retardement de l'exécution de ses plans.
Il est considéré comme un complément de dispositifs stratégiques et sécuritaires pour les militaires et les politiques, qui leur permettront de veiller à la viabilité et la sécurité territoriales, de créer des points d'appui, des lieux stratégiques ou des avant-gardes défensives. Cela permet de se donner les moyens de résister à une attaque simultanée, d'offrir une position de repli éventuel ou de créer une profondeur stratégique, en grosso modo, c'est un bouclier défensif pour un Etat ou une région d'une importance prioritaire et vitale. Toutefois, si on pousse ce concept à son paroxysme, on parlera à cette étape d'annexion ou d'occupation.
Bien que l'actualité se focalise sur l'éventuelle intervention militaire de grande envergure de la Turquie au nord de la Syrie, sauf que ce n'est pas la première qui aura pour but de créer une zone tampon. Les exemples ne manquent pas et pour ne pas se perdre dans les méandres de l'histoire, on cite quelques exemples, plus au moins récents. Au XIVème siècle, l'Afghanistan a été établi comme une zone tampon, même bien auparavant du XVIème au XVIIIème siècle entre l'Inde moghole et la Perse séfévide. Pièce centrale du Grand Jeu géopolitique anglo-russe et de leurs ambitions impériales, cet Etat continue, de nos jours, à occuper cette position dans le «grand echiquier eurasien».
Un autre exemple qui reste ancré dans la mémoire du Monde arabe, est celui d'Israël dans son environnement géopolitique. Cet Etat a excellé dans l'art des glacis géopolitiques depuis sa création en 1947 à nos jours. Isolé, entouré et assiégé, ce dernier a su, évidemment avec l'aide des alliés à conquérir des régions frontalières et s'installer avant de s'y retirer partiellement et faire d'elles des glacis géopolitiques. A l'époque, le général AharonYariv les définissait comme «l'espace entre la ligne la plus éloignée sur laquelle un Etat peut stationner ses forces militaires défensives, sans empiéter sur sa propre aire vitale».
Du Golan syrien au Sinaï égyptien
Cela leur donne la possibilité de riposter à une éventuelle attaque arabe. Le Golan syrien, le Sinaï égyptien et le Sud Liban réalisent pour l'Etat hébreu ses zones tampons.
Dans l'espace européen, l'Otan réalise pour les Etats-Unis d'Amérique un glacis militaire et l'Union européenne un glacis économique face au communisme sovietique rampant vers l'Europe de l'Ouest à l'époque de la Guerre froide. Les démocraties populaires regroupées dans le pacte de Varsovie réalisaient pour l'URSS un glacis extérieur. Restons dans la même zone géographique, l'intervention militaire de la Russie dans la péninsule de Crimée avait pour objectif d'instaurer une zone tampon pour contrer les initiatives de l'Otan et de l'Union européenne dans son voisinage géopolitique ukrainien et les initiatives ne s'arrêtent pas à ce stade car les autres régions ukrainiennes, le Lougansk et le Donetsk tombées aux mains des séparatistes pro-russes ne sont qu'un prélude du rattachement de ces régions à la Russie poutiniste. Sans omettre le cas de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud qui constituent pour la Russie des zones tampons par excellence.
En Afrique, ce sont les Français qui maîtrisent l'art de créer des glacis géopolitiques, ayant un appétit monstrueux envers leurs anciennes colonies, la France n'a jamais abandonné sa grande arrière-cour africaine si chère à ses ambitions impériales de l'époque et d'aujourd'hui. Ayant pour instrument de maîtrise les interventions militaires, la France a intervenu militairement plus de soixante-dix fois en Afrique et ces interventions sont loin d'être à caractère humanitaire mais bien au contraire car la France considère l'Afrique comme son deuxième poumon économique après l'Europe, si ce n'est pas le premier.
Glacis géopolitique turc au nord syrien:une zone d'endiguement des Kurdes
Longues de 822 km, les frontières turco-syriennes n'ont jamais été aussi instables depuis le cataclysme créé en Syrie. La situation désastreuse a atteint son paroxysme lorsque la ville de Kobané était tombée aux mains de la nébuleuse Daesh. Cette ville qui compte plus de trois millions de Kurdes, appartient politiquement au régime syrien mais historiquement aux Kurdes et constitue le troisième canton de la région de Rojava (Kurdistan syrien) additivement aux deux autres cantons, Afrin et Hassakah.
Par contre, les frappes aériennes turques ciblent le nord irakien où sont positionnées les Unités de protection du peuple kurde (YPG). Les déclarations turques affirment que les raids sont menés contre les éléments de l'EI et contre les milices du PKK. Sauf que la réalité démontre que les raids turcs ciblent de manière systémique les positions des Kurdes et ce fait dément la rhétorique turque.
Le grand défi dans la pensée sécuritaire de la Turquie n'est pas lié à la présence de groupuscules à la frontière méridionale de l'Etat mais bien au contraire, c'est plutôt la création d'un Etat kurde. Cette éventualité s'est confirmée après la reprise des forces kurdes de la ville de Kobané suite à de longs combats contre l'EI ainsi que les nouvelles villes syriennes reprises par les mêmes forces kurdes. Nonobstant le refus des Kurdes syriens des allégations turques stipulant que les Kurdes de Rojava ne sont que la feuille de vigne du PKK en Syrie, cette dernière, la Turquie, compte créer une zone tampon dans la partie septentrionale syrienne tombée sous le giron des autorités autoproclamées kurdes.
Cette zone tampon est un véritable glacis géopolitique extérieur turc d'une longueur d'environ de 90 km et d'une profondeur de 50 km, soit une superficie de 4500 km2.
Le deal américain
Le véritable objectif de la mise en place de cette zone est l'endiguement de la menace kurde et l'éventualité de la création d'un Etat kurde à la frontière australe turque. D'une manière ou d'une autre, les éléments de la nébuleuse EI n'ont jamais inquiété les forces turques, preuve à l'appui, des vidéos nous ont montré à maintes reprises de longs dialogues entre les éléments des deux parties au niveau de certains check-point le long des frontières turco-syriennes. Toutefois, même si l'EI représentait un réel défi sécuritaire pour les Turcs, le deal passé avec les Américains leur conférant le droit d'utiliser le tarmac de la base d'Incirlik pour leurs raids contre les positions de l'EI au nord de la Syrie, réduit l'importance de cette menace.
Par ailleurs, il y a lieu de rappeler qu'y compris la création de cette zone tampon, la Turquie se converge pour bâtir un mur de béton haut de trois mètres et d'une épaisseur de deux mètres et long de huit kilomètres et ce, dans le district de Reyhanli de la province de Hatay comme réponse immédiate aux attentats perpétrés à Suruç et à Istanbul.
La zone tampon et le dépeçage de la Syrie: Loin de la réflexion complotiste tendant à simplifier l'analyse à de simples manoeuvres initiées par la main étrangère, mais il est naturel de constater que c'est le cas lorsque l'on traite de la situation syrienne et de certains pays tels que la Libye, le Yémen, l'Irak et probablement des autres Etats de la région si on se réfère à la carte établie par Ralph Peters, ancien officier de l'armée américaine en retraite, stipulant qu'un meilleur Moyen-Orient est un Moyen-Orient dont les frontières seront redessinées afin de mettre fin à la profusion du sang causée par les affrontements d'ordre communautaire, sectaire et confessionnelle. Les cartes ci-dessous nous montrent comment le Moyen-Orient implosera selon des considérations tribales et sectaires.
On a avancé précédemment que l'objectif de créer un glacis géopolitique ne se résume pas uniquement à établir une zone de sécurité mais d'établir aussi une zone d'influence, autrement dit une «profondeur stratégique». La profondeur stratégique est la concrétisation des initiatives des puissances et acteurs régionaux qui veulent se tailler un pré carré sur le sol syrien.
L'Iran, un acteur et puissance régionale, revenu en force sur la scène régionale et internationale après le deal passé avec les Américains sur leur nucléaire iranien, semble depuis, fort vouloir se tailler son pré carré dans les régions limitrophes avec le Liban comme Zabadani et Qalamoun en se servant de la milice libanaise chiite Hizbo Allah et de quelques officiers des Gardiens de la Révolution.
Pour sa part, la Jordanie craint aussi pour sa sécurité et ses intérêts. Cette peur émane de la possibilité de l'instauration d'EI à ses frontières et la constante augmentation du nombre de réfugiés syriens sur son sol. L'idée de la Jordanie par rapport à cette zone tampon vise à se prémunir des éventuelles attaques de la nébuleuse et contenir le flux des réfugiés à l'extérieur des frontières. Traditionnellement, la Jordanie détient une zone d'influence dans le sud-ouest de la Syrie, le Hauran qui se situe sur le plateau volcanique au sud de Damas.
Israël, de son côté, détient le plateau du Golan depuis 1967 qui se chevauche avec la zone d'influence jordanienne de Hauran car les deux régions se situent au sud de la Syrie. Pour ces deux pays, il n'y a pas que la géographie qui se chevauche, les intérêts aussi. Leur intérêt à deux est de tenir cette partie loin des combattants de l'EI et de l'influence iranienne, surtout dans le Hauran et Al-Qunaïtira.
Les monarchies du Golfe, malgré leur convergence quant au sort de Bachar Al-Assad et son régime, il existe néanmoins des divergences relatives à l'influence que souhaite avoir chaque monarchie en Syrie. Mais leur point en commun est soit d'affaiblir Al-Assad ou son élimination afin de contrer et amoindrir l'influence du grand ennemi chiite.
Conclusion:
On peut conclure que l'obsession du président Erdogan de créer une zone tampon a doublé après le deal que les USA ont conclu avec son concurrent dans la région, l'Iran. Ce deal qui permettra de renforcer la position de l'Iran ainsi que son leadership régional pourra faire pencher la balance de la puissance au profit d'Al-Assad et revenir à son tour sur la scène régionale, un puissant allié des Perses. Ainsi, la Turquie se retrouverait, de facto, endigué et empêché d'accomplir son projet de basculement vers l'Orient après que l'Occident lui ait fermé la porte du rêve européen. En fait, les Turcs ne visent pas uniquement à empêcher la création d'un Etat kurde mais de veiller aussi à l'équilibre des puissances entre les quatre parties qui se partagent des espaces presque équitables à l'intérieur de la Syrie.
* Doctorant-Chercheur en relations internationales
Faculté des sciences politiques et des relations internationales Université d'Alger 3


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