Malgré l'autorisation de son Parlement il y a quatre jours, la Turquie répugne toujours à engager la moindre opération militaire contre les djihadistes du groupe Etat islamique (EI) qui menacent la ville syrienne de Kobané, pourtant à portée de tir de sa frontière. Depuis ce vote, le gouvernement islamo-conservateur au pouvoir à Ankara a répété sa volonté de participer à la lutte contre l'EI mais a posé des conditions pour rejoindre la coalition militaire réunie par les Etats-Unis, alimentant ainsi les soupçons des populations kurdes qui accusent Ankara de les abandonner à leur sort. Ses responsables ont multiplié les déclarations pour expliquer leur position.
Ne pas se faire entraîner dans un conflit à ses portes Le Premier ministre Ahmet Davutoglu l'a expliqué vendredi. Nous ferons tout ce que nous pouvons pour que Kobané ne tombe pas. Mais il a d'emblée écarté une intervention contre l'EI, pourtant à portée de canon des chars turcs. Si les forces armées turques entrent à Kobané et que les Turkmènes de Yayladag (une autre minorité turcophone de Syrie) nous demandent +pourquoi est-ce que vous ne nous sauvez pas ?+, il faudrait alors que nous intervenions là-bas aussi, a-t-il plaidé. Tout au plus s'est-il engagé à faire son possible pour renforcer l'aide humanitaire à la ville syrienne assiégée. M. Davutoglu comme le président Recep Tayyip Erdogan l'ont tous deux précisé: seule une attaque contre le tombeau de Souleimane Shah, une enclave turque en Syrie, pourrait précipiter une entrée de ses troupes chez son voisin.
Faire tomber le régime de Damas Comme l'a encore récemment affirmé, avant de se rétracter, le vice-président américain Joe Biden, la Turquie sunnite a longtemps soutenu les groupes rebelles syriens les plus radicaux, dont l'EI, dans l'espoir de précipiter la chute du président alaouite (une branche du chiisme) Bachar al-Assad. Le gouvernement l'a toujours nié mais ce n'est que très récemment, après la libération de 46 Turcs détenus en otages par l'EI en Irak, qu'il a publiquement reconnu la menace causée par ce groupe ultraradical. Le texte de la résolution adoptée par le Parlement évoque ainsi l'augmentation significative et alarmante du nombre d'éléments terroristes en Syrie et de la menace qu'ils font peser sur l'Irak. Mais en déclarant son hostilité aux terroristes de l'Etat islamique, M. Erdogan a rappelé que le départ de l'actuel régime syrien restait sa priorité et que les frappes aériennes contre les djihadistes risquaient par ricochet de renforcer Damas.
Privilégier une zone tampon et une zone d'exclusion aérienne C'est une vieille lune turque depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011. Ankara, qui accueille déjà plus d'un million et demi de réfugiés, exige en échange de son entrée dans la coalition la création dans le nord de la Syrie d'une zone-tampon doublée d'une zone d'exclusion aérienne susceptible de protéger le territoire turc. Faute de cette zone d'exclusion aérienne, a mis en garde M. Davutoglu, les forces du président syrien Bachar al-Assad pourraient profiter de frappes de la coalition pour bombarder en représailles les zones désertées par l'EI, notamment autour d'Alep et de Raqa, et 3 millions de personnes vont fuir vers la Turquie. Les Etats-Unis ont indiqué qu'une zone d'exclusion aérienne, qui nécessite un accord du conseil de sécurité des Nations unies, n'était pas à l'ordre du jour.
Eviter de renforcer le camp kurde C'est l'obsession d'Ankara. Le gouvernement turc a beau avoir engagé il y a près de deux ans des pourparlers de paix avec les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), il veut tout faire pour éviter que la guerre contre l'EI ne renforce les Kurdes. La résolution du parlement autorisant le recours à la force mentionne parmi les menaces le groupe terroriste du Parti des travailleurs du Kurdistan et M. Erdogan a lui-même fait samedi un parallèle entre le PKK et le groupe Etat islamique. En outre, la Turquie s'est inquiétée que les armes fournies par les Occidentaux aux combattants kurdes, en première ligne contre l'EI, tombent entre les mains du PKK. Le chef historique du PKK Abdullah Öcalan a signalé de son côté que la chute de Kobané signifierait la fin du processus de paix avec Ankara.