Le juge: «Je vois que vous avez beaucoup de courage et un sourire à la bouche quand vous parlez. J'espère que vous aurez le même sourire le jour de votre exécution!». Indélébile, ce sourire Chafik le gardera jusqu'à ce que mort s'ensuive, comme pour narguer ses bourreaux et leur guillotine... Salah Melzi est un militant nationaliste de la première heure. Défenseur par trop zélé du PPA et de Messali Hadj, il aura vécu des moments particulièrement douloureux durant la lutte de Libération nationale. Dans sa chair, convient-il de souligner, puisqu'il aura vu son frère Chafik, un ancien du Malg, prisonnier tout comme lui dans la même cellule, partir à la guillotine. L'exécution de Chafik Melzi a eu lieu le 9 octobre 1957 à l'aube, à Serkadji, le même jour que celle des militants Mohamed Bourenane et Abderrahmane Kab. Il avait à peine 28 ans. Salah, son frère, s'en souvient. Les yeux embrouillés et la mort dans l'âme, il égrène ses souvenirs. Ceux à la fois d'un frère et de l'acteur de la Révolution nationale qu'il fut. Une date fatidique que celle du 9 octobre 1957, se remémore péniblement Salah: «A l'annonce de notre nom à partir du couloir de la mort, chacun des trois frères incarcérés dans la même cellule pensait que son tour était arrivé...» Chafik, l'aîné des Melzi, se leva dignement et avança avec détermination en direction de la porte de la cellule. Se retournant une dernière fois, comme pour s'excuser de les précéder, il fixa longuement ses deux frères avant de lâcher: «Laissez, c'est pour moi!» Réagissant péniblement à cette catastrophe, Salah voulait se jeter sur lui, le serrer dans ses bras que déjà les gardiens lui avaient claqué au nez la porte de la cellule. Sur son chemin vers la guillotine, évoluant fièrement comme transporté par les témoignages de soutien des autres condamnés à mort et les youyous particulièrement stridents des femmes de la Casbah éternelle, il lança «Allah Akbar» et «Tahia El-Djazaïr». En se dirigeant le premier vers la porte de sa cellule, Chafik savait pertinemment que c'était lui qui était particulièrement visé. L'administration coloniale ne lui avait jamais pardonné son comportement patriotique affiché au tribunal. Encore moins le juge qui, tout en prenant fait et cause pour la colonisation de l'Algérie, n'arrivait pas à admettre qu'un homme aussi distingué que raffiné ait épousé une cause insurrectionnelle. Quel gâchis devait-il se dire en constatant les bonnes manières du condamné qu'il devait certainement attribuer à la mission civilisatrice de la France. La caste coloniale et les déclassés qu'elle comptait n'avaient rien à voir avec les bonnes manières, les traits délicats et la distinction de Chafik dont les parents sont d'irascibles citadins, tous deux originaires du Vieil Alger. De l'avis de son frère Salah, le physique de jeune premier de son frère n'a été nullement altéré par les pires supplices dont celui de la mer à Padovani ou encore le sérum de vérité, des techniques inhumaines conçues par la soldatesque et les services psychologiques coloniaux à l'effet de faire passer aux aveux tous les prisonniers suspectés d'appartenance au mouvement insurrectionnel. Il était le point de fixation de toute l'assistance. Un sourire énigmatique effleurant ses lèvres, il était là, debout, droit et altier, balayant à souhait son environnement immédiat. Il attendait même avec détachement l'annonce de la sentence, remerciant Dieu de lui avoir donné la possibilité de servir pleinement son peuple. Du reste, le jugement rendu fut sans appel puisqu'il sera condamné, ainsi que ses frères Mohamed et Salah, sans oublier Amar Brik, à la peine capitale alors que les autres détenus écoperont des travaux forcés. Ce courage, Chafik Melzi l'a toujours eu, indiquent ses frères. Déjà, lors de son procès, il défia le juge Paul Caterino, se souvient Salah qui rapporte la discussion houleuse entre les deux hommes. Face au juge qui lui demandait: «Pourquoi les Melzi étaient contre la France,» Chafik eut, en présence de Maître Bentoumi, cette cinglante réponse: «Nous sommes contre le colonialisme. - Vous dites cela, mais en vérité, vous êtes contre la France, reprit le juge. - Non, des Français sont avec nous, répliqua Chafik - Les Arabes aussi sont des colonisateurs, ils ont été en Espagne sept siècles, n'est-ce pas? interrogea le juge. - Oui, sont-ils sortis? questionna Chafik. - Avec un coup de pied, oui, répondit le juge. Et Chafik d'asséner en tapant du pied: «La France aussi sortira par un coup de pied.» Le juge demande alors comment les militants comptent procéder pour faire sortir «une armée régulière, puissante». - Nous faisons des embuscades, nous tuerons vos soldats et récupérerons leurs armes avec lesquelles nous tuerons d'autres soldats, rétorque le condamné. - Je vois que vous avez beaucoup de courage et un sourire à la bouche quand vous parlez. J'espère que vous aurez le même sourire le jour de votre exécution!». Indélébile, ce sourire Chafik le gardera jusqu'à ce que mort s'ensuive, comme pour narguer ses bourreaux et leur guillotine... (A suivre) [email protected]