Mission accomplie «Au fur et à mesure que je prenais conscience de mon état et de mon appartenance à un peuple et à une culture qui eurent leur époque de gloire, ce choix a pris le caractère d'un véritable retour aux sources. Il permettait l'affirmation d'une personnalité et d'une dignité qui étaient contestées aux Algériens.» Sid Ahmed Serri n'est plus. Il nous a quittés, fidèle à lui-même, sur la pointe des pieds comme transporté par un «inkhilass» dont il avait lui seul le secret. Laissant derrière lui de somptueux souvenirs, il aura tout de même, nonobstant une farouche adversité, accompli sa mission. Une mission pour laquelle il oeuvra, contre vents et marées et autant d'altérations, pour transmettre le témoin aux jeunes mélomanes de ce pays. Sans être euphorique, il est même parti non sans être rassuré et fier d'avoir transmis tout le patrimoine de la musique classique algéroise qu'il a assimilé grâce à une mémoire phénoménale auprès de son maître Abderrezak Fakhardji. Un legs ancestral qu'il aura contribué à sauvegarder avec passion et détermination, à enseigner à une jeunesse avide de savoir musical traditionnel, au sein de la société musicale El-Djazaïria El-Mossilia. Avec les dizaines d'enregistrements vidéo et audio qu'il a scrupuleusement et amoureusement réalisés avec la complicité de notre ami commun Fayssal Benkalfat, il est aisé de dire qu'il a pris une sacrée revanche sur ces commis de l'idéologie dominante qui auront tout fait pour l'envelopper dans le linceul de la négation et de l'indifférence. «Plus têtu que moi tu meurs», a-t-on coutume de dire, et ce n'est pas sans raison si ces mêmes fossoyeurs de la Culture nationale l'apprirent à leurs dépens. Sid Ahmed Serri était de toutes les luttes autour de la sacralisation et du patrimoine musical algérois et de la manière toute de citadinité de psalmodier le Coran. Soupçonné d'égocentricité, il fera toujours preuve de disponibilité et de générosité pour peu que les initiatives éparses aillent dans le sens qu'il aura préalablement défini en son âme et conscience. Il s'est toujours identifié à la musique citadine Elevé dès sa tendre enfance dans un milieu empreint de religiosité et fréquentant dès l'âge de cinq ans une vieille école coranique de la Casbah d'Alger où, en sus des versets du Livre Sacré, l'élève était initié au chant religieux dérivé de la musique classique algérienne, il était clair dès lors que le penchant de Sid Ahmed Serri pour le patrimoine musical classique algérien devenait inévitable. Surtout lorsque l'on sait que le chant religieux algérois était une adaptation le plus souvent possible des airs des noubas aux paroles des cantiques que les «moudjaouidine», aux puissantes et jolies voix, psalmodiaient dans les mosquées. L'option de Sid Ahmed Serri devenait irréversible surtout à un moment où Mahieddine Bachetarzi, le ténor du Vieil Alger, subjuguait les plus irascibles et contribuait à faire voler en éclats les quelques réticences savamment entretenues par une société algéroise traditionaliste à souhait qui voyait d'un mauvais oeil un de ses protégés s'intéresser à une muse, profondément vénérée certes, mais dont la pratique était franchement décriée, pour ne pas dire vouée aux gémonies. La musique classique algérienne a été sa passion de jeunesse et il a appris à mieux l'apprécier au fur et à mesure qu'il connaissait davantage sa valeur, m'avait-il confié: «Au fur et à mesure que je prenais conscience de mon état et de mon appartenance à un peuple et à une culture qui eurent leur époque de gloire, ce choix a pris le caractère d'un véritable retour aux sources. Il permettait l'affirmation d'une personnalité et d'une dignité qui étaient contestées aux Algériens.» Pour Sid Ahmed Serri, de tous les genres musicaux que notre pays recèle, celui de la musique d'origine arabo-andalouse est le plus élaboré et possède des structures et des caractéristiques qui, en dépit du temps et des aléas de l'Histoire, affirment encore l'influence d'une culture qui eut ses heures de gloire. Sid Ahmed Serri passe pour être le défenseur le plus convaincu et le plus acharné du patrimoine musical classique traditionnel. Dans une contribution faite à l'occasion d'un séminaire organisé à Constantine, en marge du Festival international du malouf, il rendra un vibrant hommage au dévouement et au désintéressement incommensurables des dirigeants des sociétés musicales, ces mécènes d'un nouveau genre. Il y constate que plus de deux décennies après la libération, les associations demeuraient les véritables supports de la musique classique algérienne. Malgré les difficultés de se procurer des locaux et des animateurs qualifiés nécessaires à la poursuite d'une oeuvre de formation et de vulgarisation. Elles sont les seules, dira-t-il, en mesure d'assurer à notre musique classique toute sa valeur esthétique et toute sa substance: «L'Algérie -Dieu merci- possède encore un immense trésor dans ce domaine qui attend seulement d'être revalorisé. Je rappellerai que tous les pays n'ont à aucun moment renié leur passé artistique. De même qu'aucun compositeur du XXème siècle, aussi brillant soit-il, n'a atteint la renommée de ceux qui l'ont précédé au cours du XVIIIème et du XIXème siècles. Pour nous, il s'agit de trouver le génie providentiel capable de créer des oeuvres en faisant la synthèse de notre fonds musical et de la technique universelle. Une impression de dialogue de sourds Apparemment, ce génie est loin d'exister. Alors conservons ce que nous possédons et évitons de nous perdre ailleurs», a-t-il notamment déclaré à cette occasion. Pour Sid Ahmed Serri, il est indéniable que dans un passé récent notre musique aurait - ou presque - disparu sans le travail des détenteurs de ce patrimoine et des sociétés musicales. L'Algérie possède une musique qui s'est toujours identifiée à elle, donc à son peuple. En dépit de tous les aléas que connut notre pays, au cours de son Histoire, cette musique a réussi à se perpétuer: «Prétendre faire acte de réalisme en voulant détruire, au nom de je ne sais quelle morale, ce qui a été élaboré et conservé au cours des siècles pour susciter l'éclosion d'une musiquette pour chansonnettes se rapportant à des événements conjoncturels, c'est simplement de l'infantilisme.» Lorsqu'elle répond à des sentiments de haute noblesse, la musique ne peut qu'inspirer le respect et se défier du temps et de l'espace. En d'autres termes, les efforts de rénovation ne seraient fructueux que si un patrimoine était conservé dans ses structures originelles. Sitôt les conditions réunies, il y a lieu, selon Sid Ahmed Serri, de sensibiliser la grande masse - et principalement les jeunes- à notre musique, et d'enseigner dans les instituts, conservatoires et écoles, les techniques selon la méthode universelle, en utilisant pour les premières années des manuels comportant des oeuvres de notre répertoire. Pour notre interlocuteur; solfier notre musique n'est pas un problème de nos jours; sauvegarder son âme, c'est autre chose. Les expériences tentées à ce jour n'ont pas résolu -loin s'en faut- la précision de l'écriture et l'exécution de certains thèmes que de grands spécialistes européens n'ont pas élucidées, soulignait-il: «Il a même fallu pour des émissions assurées par l'orchestre symphonique de la RTA recourir aux musiciens traditionnels. Cependant, ces expériences ne doivent pas être abandonnées. Elles seraient à envisager dans deux décennies, lorsque nous aurons formé des techniciens qualifiés, imprégnés avant tout de notre musique et sensibles à ses moindres nuances.» Sid Ahmed Serri ne voulait pas dire pour autant qu'il faudra rompre avec la méthode traditionnelle de transmission. Ce serait une erreur monumentale que certains pays ont commise, confrontés qu'ils sont à des difficultés pour restituer à leur musique toute sa valeur et sa pureté d'antan. Un mal ronge notre patrimoine ancestral, et définir ce mal n'est pas encore chose aisée, concédait-il: «L'un de ses aspects principaux réside dans le fait que chacun se retranche derrière ses propres convictions. Lorsqu'on interroge ceux qui sont concernés par le présent et le devenir de la musique, on a l'impression que chacun est animé de la meilleure volonté et ce, dans l'intérêt de l'art. Il suffit, aussi, d'évoquer l'une des raisons du mal pour heurter des susceptibilités. Et pourtant, il faudra qu'un jour on se décide résolument à engager le dialogue et à aborder le problème par tous les aspects, dussent nos susceptibilités en souffrir.» En attendant, l'impression qu'un véritable dialogue de sourds se soit instauré entre les mélomanes et les détenteurs du pouvoir de décision est vite donnée. Et ce sera une nouvelle traversée du désert qui le jettera inéluctablement, fort heureusement, dans les bras de la société musicale El-Djazaïria El-Mossilia et de sa classe supérieure. Il aura fallu attendre le 11 avril 1984 et la retransmission par la télévision algérienne d'un concert qu'il avait donné à Alger pour que l'on juge, une fois de plus, de l'impact que cela peut avoir sur un public même non averti et pour que l'on s'interroge sur la situation et l'avenir d'un artiste à la fois connu, méconnu ou inconnu, selon les générations en présence. S'il avait accepté de chanter, c'était sur l'insistance de son entourage familial, de sa femme particulièrement, et de quelques vrais amis qui pensent que l'ère de la politique de la chaise vide est révolue. Mais il n'en démord pas pour autant. Un retour au chant est possible, selon lui. Si, bien entendu, les conditions actuelles ayant motivé son éloignement volontaire sont modifiées en faveur de la musique algérienne, particulièrement de celle qu'il représente. Si celle-ci continue à être marginalisée, il est à craindre que les choses en restent là. Nous avons une culture à défendre Il était scandalisé par la place prépondérante accordée à la musique égyptienne alors qu'aucune réciprocité n'était de mise au pays d'Oum Keltoum. Sid Ahmed Serri avait pris part, en février 1964 au Caire, aux travaux de la commission préparatoire du Congrès de la musique arabe. Ces assises ont convenu, dans une série de recommandations, à ce que chaque pays arabe consacre, quotidiennement, une tranche de ses émissions radiophoniques à raison d'une heure au moins, à une musique d'un autre pays frère: «Il serait curieux de connaître, ironise notre interlocuteur, aujourd'hui encore, les pays qui ont pris en compte (à l'exception de l'Algérie et à un degré moindre, de la Tunisie) ces recommandations pour ce qui concerne la musique algérienne.» Selon lui, la solution ne réside pas seulement dans le fait qu'il faille appliquer chez nous des mesures de réciprocité, mais de prendre sérieusement conscience que nous avons, selon les voeux, combien de fois réitérés du chef de l'Etat, une culture et un patrimoine à défendre, à valoriser coûte que coûte. Il y va de notre dignité, soulignait-il avec insistance. Ce qui fait le plus mal au coeur, c'est qu'une telle situation engendre la mise à l'écart des détenteurs de notre patrimoine, le plus précieux, regrettait notre interlocuteur: «A cet égard, je ne pouvais concevoir une participation à quelque concert que ce soit sans que notre musique ne reprenne ses droits et sans que la direction de l'orchestre de musique classique algérienne ne soit confiée au seul chef valable et incontestable de l'école d'Alger, le maître Abderrezak Fakhardji. N'a-t-on pas, depuis, laissé partir nos vieux maîtres sans que l'on n'ait songé, quand ils étaient là, à faire appel à leur concours, à recueillir les oeuvres en leur possession et à leur éviter, à tout le moins, de connaître, à la fin de leur vie, une misère morale plus pernicieuse que la misère matérielle?»