Le visage livide, les yeux derrière les lentilles creusés d'une douleur profonde, un frémissement envahit le corps frêle de Na Fatima. «Oui, le destin s'est acharné contre moi, j'ai le coeur gros.» Na Fatima n'est pas frileuse mais le souvenir de son fils disparu la ronge à jamais. Pour elle, l'hiver se confond, depuis 1998, avec la silhouette de Smail. Elle interroge le temps, les arbres et les rues avec un vague espoir d'entendre l'écho de sa voix: «Smaïl as-tu toujours 21 ans?». Elle raconte d'une voix digne le jour où le cours de sa vie a basculé vers son versant amer. Le 2 février 1998 à 14h 30, son fils benjamin, Smaïl, a été enlevé par des civils armés venus à bord d'une R19 blanche et d'une Peugeot 306 dans le local commercial de ses frères situé à Kouba (Alger). La douleur de cette mère peut se raconter, peut se dire en prose ou en poèmes. Qu'importe, elle se dit en silence et en choeur chaque jour que Dieu fait. Officiellement, 7000 mères souffrent de la même douleur que Na Fatima. Les autorités ont recensé 7000 disparus et les organisations indépendantes parlent de 18.000. Le drame n'est pas dans les chiffres, le drame y est tout simplement. «Mon drame est qu'on m'ôte le droit de goûter à la beauté du deuil» Comme toutes les autres mères et soeurs, Na Fatima pleure; elle pleure en hiver qui ne veut pas faire sa mue pour céder la place au printemps. La réminiscence de Na Fatima se réveille à chaque fois qu'elle voit les rares habits de Smaïl gardés encore à la maison. Le printemps signifie pour elle, retrouver les traces de son fils. «Je veux construire une tombe pour mon fils. Je veux lui rendre visite à chaque occasion pour y verser mes larmes avant qu'elles sèchent, avant que je meure». L'attente est longue. Elle pèse. Elle est lourde. Une lourdeur qui a fini par éroder sa silhouette, mais l'espoir de retrouver son fils est vivant. L'attente a affadi la beauté du deuil. Elle a frappé à toutes les portes, approché des personnalités politiques, des militaires, des connaissances et participé à toutes les manifestations des familles des disparus en quête d'une lueur. «Les premiers temps on m'a fait croire qu'il a été localisé à la caserne de la Sécurité militaire de Béni Messous, puis on m'a conseillé de ne plus chercher...» Il y a eu l'époque des disparus, il y a maintenant l'époque de la réconciliation. «On me dit que la réconciliation est drôlement en marche, j'en suis heureuse, mais rendez-moi donc mon fils!» La douleur de cette mère blessée est indicible. Après que toutes les portes lui furent fermées, elle s'en remet au premier magistrat du pays: «Avez-vous un coeur Monsieur le président?»