Certains parlent de manipulation de la contestation sociale pour parvenir à des objectifs aux relents politiques. El Kerma, un bourg qui exhibe encore les vestiges d'un passé colonial que le béton n'est pas arrivé à effacer, retrouve son calme après une journée de troubles. Elle a crié à la face du monde une colère longtemps contenue. L'injustice, le clientélisme et les passe-droits érigés en système de gouvernance par les édiles locaux, ont fait le lit d'une contestation sociale qui a fini par éclater, emportant dans ses ressacs des années de calvaire. «Nous nous sommes trop tus et aujourd'hui, nous n'allons plus nous taire», diront des habitants rencontrés hier, au coin d'une rue, en train de commenter les événements de la veille. Les sages du village qualifient de regrettables les scènes vécues durant toute la journée. Certains parlent de manipulation de la contestation sociale pour parvenir à des objectifs aux relents politiques. «Notre but était de parvenir à l'annulation de la liste des bénéficiaires des logements sociaux. Nous n'avons jamais exigé le départ de l'assemblée locale», dira un citoyen membre de la délégation qui avait rencontré, deux jours auparavant, le wali d'Oran. Un logement pour une entraîneuse Des habitants du village nous diront que leur colère a grandi quand ils ont remarqué des noms de femmes célibataires, ne résidant même pas dans la localité, portés sur la liste. «Même une entraîneuse d'un cabaret de l'hippodrome, maîtresse d'un élu, a eu son logement social à El Kerma», nous affirme un citoyen qui se dit outré par le peu de cas que font d'eux leurs élus. Le même leitmotiv est sur toutes les lèvres, on n'arrive pas à pardonner aux élus leurs égarements. «Ils ont osé porter 50 noms de femmes célibataires, parfois mineures sur la liste qui comprend 82 logements. Vous voyez l'aberration!» L'intervention du wali, qui a gelé la liste établie par la mairie est qualifiée de salutaire pour la sécurité et l'ordre public. «Il a écouté nos doléances et il a agi dans le sens de l'intérêt général», diront des habitants de la localité, les yeux encore rougis par les émanations de gaz lacrymogènes balancés, la veille, par les gendarmes pour disperser une foule en colère. «Nous savons qu'il y a de la manipulation, mais cela n'absout pas l'assemblée communale qui a fauté. Au lieu du dialogue, ils se sont calfeutrés dans leurs bureaux, c'est ce qui a augmenté la colère des gens du village», accusent ces citoyens. Le maire FLN, qui se dit très affecté par le vent de violence qui a soufflé sur la localité, n'hésite pas à pointer du doigt un de ses pairs du mouvement de redressement. «C'est lui qui a manipulé la foule. Au départ, la revendication était le gel de la liste des bénéficiaires de logements sociaux, une revendication satisfaite par le wali. Mais après, les manifestants sont revenus à la charge pour exiger ma destitution, cela sent le politique. Je déposerai plainte contre lui et je ne démissionnerai pas de mon poste», dira-t-il. Ce dernier n'hésitera pas à dire qu'il a eu la vie sauve grâce à un coup de feu qu'il avait tiré en l'air pour disperser une foule de jeunes venus l'agresser dans son domicile. «Manipulés, ils ont tenté de saccager le véhicule de mon frère et j'ai moi-même été agressé, alors que j'assistais à un enterrement», dira-t-il avec une pointe d'amertume. La délégation, qui avait rencontré le wali d'Oran la veille, avait exigé le départ de tous les élus et la dissolution de l'assemblée. Cette exigence ne pouvait être satisfaite que dans un cadre légal. Au retour de la délégation, des citoyens ont décidé de maintenir la pression sur les pouvoirs publics pour les contraindre à satisfaire cette revendication. Très tôt le matin, des cadenas furent installés sur le portail de la mairie pour empêcher les élus d'accéder à leurs bureaux. Cet état de fait avait poussé les gendarmes présents sur les lieux à exiger de la foule de se retirer pour permettre la réouverture de la mairie. Des jeunes, chauffés à blanc, ont refusé de vider les lieux. Après moults palabres, les gendarmes, forts d'une réquisition du wali et voyant que les manifestants ne montraient aucune bonne volonté, décident de lancer une charge pour dégager les abords de la mairie. Ils seront accueillis par une pluie de projectiles qui les poussera à user de gaz lacrymogènes. S'ensuivent des échauffourées au cours desquelles les gendarmes, qui déplorent six blessés dans leurs rangs, procèdent à des arrestations. «Ce sera Falloujah» Le village est livré alors à la violence et aux rumeurs les plus folles. On parle de morts, on parle d'expéditions punitives des gendarmes, on parle d'arrestations qui seront faites la nuit. «Ce sera Falloujah», dira un jeune qui promettra que les troubles ne cesseront pas tant que les habitants interpellés ne seront pas libérés. «Nous ne rentrerons pas chez nous et nous userons de violence pour répondre à la violence des gendarmes», dira-t-il. Des slogans hostiles au pouvoir et aux élus locaux sont lancés à la volée. Le cordon de la brigade antiémeute des gendarmes est la cible de projectiles en tout genre lancés parfois des balcons et des terrasses de maisons. Alors que l'apocalypse s'installait à petites doses, un jeune officier des brigades antiémeute surmonte sa peur pour se diriger dans une marée de manifestants pour parlementer. Ses subordonnés, qui assistaient à la scène, sur le qui-vive, ne le voyaient plus. Noyé dans la foule, il usera, durant de longues minutes, d'un discours d'apaisement promettant que les habitants interpellés pourraient regagner le jour-même leurs domiciles et que les recours déposés auprès de la commission de wilaya seront étudiés, pour ne pas commettre d'injustice. Après un long conciliabule, des applaudissements fusent chez les manifestants, le jeune officier réapparaît. Il a réussi à les convaincre. La foule se disperse dans le calme. La tension est descendue de plusieurs crans. Certains manifestants commence à nettoyer les rues des amas de pierres et de pneus qui les jonchent. Des jeunes que nous avons interrogés se disent toujours mobilisés dans le cas où... «S'ils ne tiennent pas leurs promesses, nous reviendrons à la charge. Tout ce que nous voulons c'est le gel de la liste des bénéficiaires de logements et le départ de l'actuelle assemblée locale.» El Kerma continue de vivre avec la peur au ventre. Elle attend un signal fort des autorités locales. Pour les habitants, ce ne sera que justice. Mais en attendant tout cela, El Kerma pourrait réapparaître à Sidi Chahmi, Aïn El Turck ou encore Misserghine où les élus locaux continuent de garder secrète la liste des bénéficiaires de logements, une véritable bombe à retardement qui pourrait exploser d'un moment à l'autre.