Dix années après la publication de son dernier ouvrage (Ecrits didactiques sur la culture, l'histoire de la société. Enap Alger. Edition, 1988, 366 pages) et, tout en continuant à confier, au gré de l'actualité, ses réflexions politiques, à la presse nationale, Mostefa Lacheraf nous livre ces (ses?) «mémoires d'une Algérie oubliée» ainsi que ses «souvenirs d'enfance et de jeunesse» sous le titre principal : Des noms et des lieux. A la différence de son précédent ouvrage (et même du célèbre L'Algérie, nation et société) qui était constitué de la réunion de treize articles écrits entre 1968 et 1987, le nouveau livre se présente en un seul tenant de 335 pages. Après un bref prologue, l'ouvrage est organisé autour de sept chapitres d'inégale importance et dont le troisième, qui est l'un des plus courts (26 pages) porte précisément l'intitulé «Des noms et des lieux», ce qui pourrait surprendre l'universitaire habitué à une construction plus académique. Mais au-delà de ces aspects formels, ce nouveau livre est, indéniablement, d'un accès plus aisé que les écrits précédents de Mostefa Lacheraf au point où des pages entières mériteraient d'intégrer, sous le sceau de l'urgence, les manuels scolaires de tous les niveaux. La beauté du texte et la grande diversité des thèmes traités font de l'ouvrage une source inépuisable pour tous ceux qui ont une soif d'apprendre sur cette «Algérie algérienne» que Lacheraf défend à nouveau avec davantage encore de ténacité contre tous les qawmiyyine pour qui ce concept n'est ni plus ni moins qu'une invention diabolique du général De Gaulle. Pour nous faire partager tout ce qu'il sait de «notre vieux pays» (p. 10), de «cette Algérie des profondeurs telluriques (et) culturelles insoupçonnées» (p. 207) où même les pierres et les plantes sont «bilingues ou trilingues» (p. 147), l'auteur qui fait montre d'une générosité rare, servie par une érudition reconnue depuis fort longtemps, fait en quelque sorte flèche de tout bois. Comme le révèle la quatrième de couverture, il s'agit «d'une somme impressionnante d'informations couvrant des disciplines aussi diverses que l'histoire, l'anthropologie, la sociologie, la linguistique, la toponymie, l'onomastique, etc.». Aussi est-il présomptueux de rendre compte de l'ensemble de ces aspects dans le cadre nécessairement limité de cette publication. D'autres que nous le feront ailleurs avec plus de compétence, assurément. A notre modeste niveau, nous avons estimé plus judicieux de mettre en exergue un point particulier ayant trait à l'apport de l'ouvrage à notre discipline, en l'occurrence la science juridique, dans ses multiples branches. C'est que, pour le lecteur juriste, la surprise fut grande tout en étant agréable de découvrir que Mostefa Lacheraf appartient, prioritairement, à la famille (dans tous les sens de ce terme) des juristes algériens auxquels il rend un hommage appuyé contribuant ainsi à mieux faire connaître un pan important de leur histoire. Le professeur Lacheraf est connu pour être un historien. Pourtant, les premiers métiers qu'il exerça dans les années 40 et pour lesquels il avait été formé, participent de la sphère juridique. C'est ainsi qu'après avoir officié au service de l'édition arabe du Journal officiel en qualité de traducteur, l'auteur décidé d'entrer dans la justice algérienne de statut personnel, comme ses diplômes et sa connaissance du droit malékite l'y autorisaient. Il fut d'abord nommé à la mahk'ma de Bou Saâda en qualité d'assesseur, sorte de greffier appelé «Adel» (page 178). Après quoi, il fut affecté à Mascara pour y exercer les mêmes fonctions d'assesseur-greffier de la justice de statut personnel (p. 180). Car, Mostefa Lacheraf est diplômé de la medersa d'Alger ou Thaâlibiyya qu'il fréquenta durant six années (1934-1940). Et, au-delà du savoir-faire et du savoir-acquis sur les bancs de cette institution sui generis, c'est toute une pensée et toute une culture qui se trouvent entretenues et perpétuées par cette prestigieuse école. A l'occasion de la présentation de cette medersa, l'auteur, toujours enclin à dépasser la simple recension des faits, verse au débat une intéressante réflexion autour de la force et des particularités de la pensée juridique au Maghreb et ce, en des termes qui méritent d'être reproduits in extenso tant il est difficile de résumer de tels propos. «Ici, écrit-il à la page 294, apparaît plus ou moins tacitement la dimension juridique majeure du vieux malékisme propre au Maghreb et dont a été modelée, à certains moments, la conscience culturelle de l'intelligentsia nord-africaine au cours des siècles... Même les grands philologues et grammairiens ou lettrés de renom n'y échappaient nullement dans l'Algérie du Moyen-Age et celle de la résistance à l'occupation coloniale du XIXe siècle, pas plus, d'ailleurs, qu'un philosophe de l'envergure universelle d'Ibn Rochd (Averroes) au XIIe siècle andalou et ses contemporains et successeurs les plus illustres.» Or, ajoute Lacheraf, «cette tradition du fiqh' et son esprit juridique particulier qui tenait, à la fois, de «l'air du temps» pour les siens, d'un legs de culture générale, d'une écologie du savoir, était relativement inconnue des Orientaux avec le même degré d'impact et de sens de la méthode, et quand nos oulémas algériens entreprirent, à la fin des années 1920, d'entrer en «réformisme» en s'inspirant du Machrek, ils négligèrent de recourir à cette spécificité intellectuelle séculaire du Maghreb et de l'Andalousie qui fit la grandeur de ces deux régions et marquait encore profondément l'histoire de la Pensée». Comme à son habitude, en quelques lignes, l'auteur nous expose l'essentiel. Ici, il s'agit de l'histoire des idées et de la pensée dans ce qu'il appelle le sous-continent nord-africain. Ce qui particularise cette pensée, c'est précisément la place éminente qu'y occupe la science juridique, sorte de science-mère, passage obligé pour toutes les autres branches de la connaissance, grâce notamment à sa méthode dont la rigueur et la rationalité sont maintes fois évoquées par Mostefa Lacheraf. Et l'auteur de déplorer la rupture épistémologique opérée par nos oulémas qui, en allant chercher autre chose au Machreq, négligèrent de revivifier ce patrimoine et ce, contrairement à ce que fit la medersa d'Alger par exemple grâce à des maîtres émérites. C'est parce qu'il est profondément imprégné de cette culture et de cette pensée juridiques nonobstant sa fréquentation de la Faculté de droit d'Alger durant deux années ainsi que la Faculté de droit de Paris dans les années 40, que l'auteur tient par ailleurs à réhabiliter, car fréquemment décriées, les institutions judiciaires traditionnelles, plus connues sous l'appellation de «justice musulmane». C'est ainsi que sous le titre «Les magistrats de vieille tradition algérienne: hommes de culture et de combat», l'auteur rend hommage à une corporation à laquelle appartenait son père, et à une institution qui, pénétrée de discipline intellectuelle et de la rationalité juridique malékite (p. 54), a joué un rôle de premier plan dans la conservation du patrimoine et, chaque fois que de besoin, dans la résistance. Solidement ancrée dans sa société, «la justice musulmane», comme on l'appelait conventionnellement alors, était, selon Lacheraf (p. 179) une institution à 100% algérienne. Et «c'est parce qu'on ne tolérait pas qu'elle fut autonome... en dehors de la lointaine tutelle du juge de paix français»... «qu'on a beaucoup médit de cette institution indigène». Telles sont, succinctement exposées, quelques observations à propos d'un ouvrage dont l'apport à l'histoire du droit en Algérie doit être salué, étant entendu que chacune des pistes ouvertes à cette occasion par Mostefa Lacheraf gagnerait à être élargie et plus fréquemment fréquentée.