Un auteur majeur de la littérature algérienne francophone Ce géant de la littérature algérienne reste aujourd'hui, en 2016, de loin l'écrivain maghrébin le plus lu. «La vie, c'était cela: le doute lancinant, le tourment, le remords qui empêchent de dormir ou qui vous réveillent en sursaut. La vie, c'est aussi l'image souriante et douce jusqu'aux larmes.» Cette phrase exquise et tant d'autres qui pullulent dans les romans de Mouloud Feraoun dégage des senteurs de poésie et un sens profond où le sens de la vie, avec tous ses tourments et pérégrinations, reste une question sans réponse que se pose tout philosophe. C'est aussi cela, Mouloud Feraoun. Certains critiques littéraires n'arrivent pourtant pas à accorder cette dimension à cet auteur victime d'une humilité extraordinaire, aussi bien dans sa façon d'avoir vécu que dans son écriture. Pourtant, il y a dans les trois romans de Mouloud Feraoun («Le fils du pauvre», «La terre et le sang» et «Les chemins qui montent», «La cité des roses» n'ayant été publié que bien plus tard, après que Mouloud Feraoun soit consacré), quelque chose de magique, voire d'ensorcelant. Dans les mots et les phrases, on retrouve cette magie. La simplicité apparente de la façon d'écrire de Mouloud Feraoun dissimule une maîtrise parfaite et implacable aussi bien dans la narration, dans la description que dans l'analyse, qui confèrent à cet auteur majeur de la littérature algérienne francophone, une stature que lui envierait tout autre écrivain, quand bien même il s'agirait d'auteurs pédantesques et érudits. Car, le fait que les romans de Mouloud Feraoun soient accessibles au plus grand nombre de lecteurs est un acquis dont peut se targuer l'auteur de «Jours de Kabylie». C'est d'ailleurs pour cette raison qu'aujourd'hui, en 2016, Mouloud Feraoun reste et de loin l'écrivain maghrébin le plus lu. Le fils du pauvre: quatre mots magiques Et quand bien même le Marocain Tahar Ben Jelloun soit prix Goncourt et jouit lui aussi de cette aisance à écrire de beaux textes avec une langue accessible à tous, il ne vient qu'en deuxième position. Il ne s'agit pas d'encenser Mouloud Feraoun parce qu'il s'agit d'un écrivain de chez nous. S'il y a bien un domaine ou comparaison n'est pas raison c'est bel et bien celui de la littérature. C'est comme qui comparerait des fruits. Tous sont bons et leur saveur est particulière. Il en est de même pour les fictions de Mouloud Feraoun et tout aussi pour celle des autres écrivains algériens reconnus. Mais, la spécificité feraounéenne est un fait incontestable. Ce n'est pas un hasard si un groupe d'universitaires et de chercheurs japonais, à leur tête Udo Satochi et Etsuko Aoyagi, ont décidé d'inaugurer en septembre prochain, la collection «Littérature algérienne» en langue japonaise par «Le fils du pauvre» de Mouloud Feraoun. Le choix est judicieux. La succulence qui se dégage du «Fils du pauvre» a poussé la spécialiste de littérature maghrébine, docteur d'Etat en littérature, Etsuko Aoyagi à déployer des efforts incommensurables pour traduire ce roman afin que le lecteur japonais puisse désormais le lire et l'apprécier comme le font des millions d'autres lecteurs à travers le monde. La société kabyle de l'époque est décrite avec une minutie et un art que seul Mouloud Feraoun possède. User d'un langage aussi fluide sans tomber forcément dans le simplisme qui ferait d'un roman un vulgaire témoignage, voilà un exploit que seul Mouloud Feraoun a réussi. Il fallait bien s'attarder sur la question du style chez Mouloud Feraoun. Une maison d'édition de la trempe des Editions le Seuil de Paris n'oserait pas remettre en cause sa réputation et publier les romans de Mouloud Feraoun si vraiment le jeu n'en valait pas la chandelle, surtout que Mouloud Feraoun n'était pas français et écrivait au moment où les Algériens s'apprêtaient à livrer une guerre à la France. S'il fallait encore ajouter d'autres arguments pour s'en convaincre, faut-il rappeler que les écrivains algériens ayant réussi à se faire publier au Seuil ne sont guère nombreux. Il y a le monument Kateb Yacine, le géant Mohamed Dib et la perle rare Tahar Djaout. Mouloud Feraoun a donc sa place au soleil. Ses romans sont savoureux. On ne les lit pas une seule fois. Ce serait rester sur sa faim. Le roman «Le fils du pauvre» a eu tellement de succès que ces quatre mots sont entrés dans le langage courant de tous les jours. On utilise cette phrase pour illustrer mille et une discussions. On la retrouve plusieurs fois ressassée comme titres d'articles de presse ou carrément à l'intérieur de reportages où il est question d'enfance et de vie dure. C'est dire à quel point même le titre de ce court roman est prégnant. Ce premier texte de Mouloud Feraoun n'est pas seulement un roman, loin s'en faut. Il représente plus que ça. Bien qu'un roman, ce n'est pas du tout peu. Pour les Algériens d'abord, «Le fils du pauvre» est une référence, c'est une carte d'identité littéraire. Pourquoi? parce que plusieurs générations d'Algériens s'en sont abreuvés. On l'a lu et relu. On a été fier de ce roman et de Mouloud Feraoun. Pour parler littérature, on peut désormais citer à côté de Victor Hugo, Molière, Flaubert ou Zola, notre Feraoun. Ici, la subjectivité commence à se frayer un chemin dans cet article, mais peut-on être objectif quand on écrit sur Mouloud Feraoun et qu'on est algérien, kabyle de surcroît, ayant vécu presque de la même manière que ce célèbre Fouroulou. Le même environnement, la même culture, la même langue, les mêmes tourments et les mêmes espoirs éphémères... Pour un Kabyle, le summum de la félicité c'est de retrouver au détour d'un paragraphe rédigé avec magnificence dans la langue de Molière un mot ou une expression quasiment en kabyle. On est alors fier que notre langue qui ne s'écrivait pas jusqu'à il y a quelque temps puisse côtoyer harmonieusement «tarumit», cette langue étrangère qu'on a adoptée pour qu'elle devienne un butin de guerre, selon Kateb Yacine. Ce qui retient le plus l'attachement au «Fils du pauvre», c'est le fait que ce livre raconte l'enfance, ce paradis qu'on a tous perdu et qu'on ne peut retrouver que dans les rêves, les films et les livres. D'ailleurs, en Algérie, toutes langues confondues, les romans qui racontent l'enfance sont rares. En tout cas ceux ayant eu tant de succès sont inexistants. C'est là le génie de Mouloud Feraoun, celui d'avoir réussi à faire d'une enfance un chef-d'oeuvre. Avant de grandir un peu et d'aller plus loin dans la vie, en explorant encore d'autres aspects de l'existence humaine comme l'amour, la vie, la mort et la haine et tant d'autres questions qu'on retrouve dans «La terre et le sang» et «Les chemins qui montent». Ce sont deux romans qui subjuguent par leur profondeur et, encore une fois, leur simplicité. Il s'agit de romans d'amour, on ne le dira jamais assez. Mais Feraoun a su élever les trames de ses livres à une dimension qui leur attribue une ossature de romans classiques. Mouloud Feraoun a créé avec symbiose une interconnexion entre une infinité de facettes de la vie pour en faire un récit en deux parties qui se lit d'une traite certes, mais qu'il faut relire et relire pour pouvoir enfin s'en rassasier. Malha, Mokrane, Arezki, Amer nAmer, Dahbia et tant d'autres personnages de ces romans restent gravés dans notre esprit à l'éternité et dans notre imaginaire collectif. On n'a pas besoin que Mouloud Feraoun nous dise s'ils ont vraiment existé ou pas. Pour nous, ils existent car Mouloud Feraoun, avec sa force d'écriture a réussi à leur insuffler une âme indélébile. Et le journal de Dahbia après la mort de son amour, est à lui seul un monument de littérature qu'on peut lire séparément plusieurs fois et à chaque fois avec la même émotion. On tombera alors amoureux de cette histoire d'amour après la mort. Car l'amour à l'époque de Mouloud Feraoun avait un autre sens et une tout autre saveur. Malgré qu'il fallait se cacher pour s'aimer durant cette période, l'amour en était plus authentique, plus réel et durait plus longtemps même après le trépas. Quand bien même il s'agissait d'une illusion, mais c'est ce genre d'illusions qui conféraient son charme à la vie. Un charme qu'on ne retrouve plus hélas de nos jours. Les poèmes de Si Mohand et le Journal Le témoignage poignant sur la guerre de Libération nationale, écrit par Mouloud Feraoun au jour le jour et intitulé «Journal» reste un ouvrage littéraire unique en son genre en Algérie. Il ne s'agit pas du tout d'un témoignage car Mouloud Feraoun a fait appel encore une fois à tout son génie littéraire pour écrire ce volumineux livre. D'ailleurs, on retrouve dans cet ouvrage une évolution incontestable en ce qui concerne la maturation dans l'écriture. Un témoignage oculaire et un regard des plus lucides sur la guerre d'Algérie par un grand esprit qui va loin et qui voit les choses que les autres ne perçoivent pas forcément. En plus du fait d'être une oeuvre littéraire accomplie, le Journal de Mouloud Feraoun constitue une preuve s'il en est besoin, que ce dernier est un écrivain totalement libre, qui écrit ce qu'il pense, sans aucunement céder à aucun chantage ni au désir de plaire. Quand on est un écrivain libre et honnête comme Mouloud Feraoun, il est évident qu'on risque gros. Nos positions peuvent déplaire à tout le monde car elles n'arrangent personne. Mais une chose est sûre, quand il s'agit de Mouloud Feraoun, c'est son amour pour son pays et pour sa terre natale, la Kabylie dont l'éloignement lui a coûté la vie car il n'a jamais supporté d'être coupé de sa région natale qui était une partie de lui, telle qu'il en témoigne dans tous ses écrits. Qu'il s'agisse de ses romans, mais aussi de ses autres écrits comme «Jours de Kabylie» ou encore dans le recueil de poèmes de Si Mohand Ou Mhand qu'il a traduit amoureusement et publié bien avant Mouloud Mammeri et les autres auteurs et chercheurs, qui ont voulu contribuer ne serait-ce que modestement à la sauvegarde de ce patrimoine poétique oral de la culture kabyle. L'attachement de Mouloud Feraoun à sa langue kabyle, même s'il a écrit en français, l'a incité à écrire au moins un seul livre en kabyle avec une traduction française. A l'époque, la langue amazighe n'avait pas encore connu les aménagements linguistiques dont elle jouira un peu plus tard grâce au travail de Mouloud Mammeri et des autres chercheurs. Mouloud Feraoun s'est donc contenté d'une transcription phonétique des poèmes de Si Mohand. Mais le résultat a été spectaculaire. Le fait qu'un auteur de talent de la trempe de Mouloud Feraoun mette en veilleuse sa carrière d'écrivain pour se consacrer un peu à la sauvegarde de poèmes kabyles, qui baignaient encore dans l'oralité, mais qui étaient menacés de disparition, a été sans doute une leçon dont se sont inspirés plus tard Mammeri et tant d'autres. Mouloud Feraoun, cinquante-quatre ans après son assassinat, reste encore timidement reconnu en Algérie. Par exemple, dans la wilaya de Tizi Ouzou, il n'y a qu'un CEM qui porte son nom. Mais les hommes libres payent toujours pour leur choix probe. Quand bien même son nom ne figure pas sur les frontons d'importants édifices comme une université ou autre, il n'y a pas une seule maison qui se respecte où on ne retrouve pas au moins un de ses romans. C'est le meilleur hommage qu'on peut rendre à celui qui a écrit aussi: «Ce qu'il y a, je suppose, c'est que je ne suis pas capable de supporter la haine et rien que de la voir se manifester à mon égard me rend malheureux au point de me donner envie de mourir. Il en coûte à mon amour-propre de faire un tel aveu mais, outre que je ne dois rien te sceller, à toi qui me ressemble, je suis certain que l'homme ne résiste pas à la haine d'un autre homme, à moins qu'il ne soit capable, lui aussi, de porter une haine identique, de sorte que l'affrontement de deux êtres humains devient en réalité celui de deux bêtes féroces...».