Toutes affaires cessantes, il devenait urgent de parler de «I, Daniel Blake», de Ken Loach et de différer la chronique des autres films vus ces dernières quarante-huit heures... Le pitch?: pour la première fois de sa vie, Daniel Blake, menuisier de 59 ans, est contraint de faire appel à l'aide sociale à la suite de problèmes cardiaques. Mais bien que son médecin lui ait interdit de travailler, il se voit signifier l'obligation d'une recherche d'emploi sous peine de sanction. Au cours de ses rendez-vous réguliers au «Job center», Daniel va croiser la route de Rachel, mère célibataire de deux enfants qui a été contrainte d'accepter un logement à 450 km de sa ville natale pour ne pas être placée en foyer d'accueil. Pris tous deux dans les filets des aberrations administratives de la Grande-Bretagne d'aujourd'hui, Daniel et Rachel vont tenter de s'entraider... Dernièrement, Loach avait annoncé discrètement, sa retraite anticipée et on estimait (non sans un pincement au coeur) que le citoyen-cinéaste britannique méritait amplement ce repos... Encore une fois, le cinéaste a rappelé, de fort belle manière, et aussi la plus juste, combien un cinéma pouvait être rassembleur quand il évoque (avec tendresse, mais aussi fermeté) la lutte pour la dignité de tout être humain... C'est le combat de Daniel Blake, mais aussi de Rachel et de ses deux enfants. «On peut provoquer une agitation avec un film, on ne peut guère éduquer qui que ce soit-même si on peut soulever des questions - et on ne peut rien organiser, mais on peut vraiment susciter des remous», prévient Ken Loach... A cela il faudra sans doute ajouter la capacité, avec des films, de prendre conscience, que l'injustice qui frappe l'individu, n'est pas un acte isolé, mais s'inscrirait aussi dans une politique généralisée, au possible, d'asservissement de l'être humain... Le parcours du combattant de Daniel Blake est raconté avec l'empathie qu'il faut, mais lesté de son poids «de poudre», dirait Kateb Yacine... Militant au sens noble du terme, Loach ne laisse pas sur le bas côté, la lutte, encore plus méritoire, des femmes, aux prises avec cette machine à broyer les humains. En glissant sur le chemin de Blake, Rachel et ses deux enfants, l'auteur de «Bread and roses» met de facto leurs deux détresses en perspective, de la manière la plus cinématographique au possible, celle qui contraint, de bon gré (?) le spectateur à ne pas perdre une miette de cette histoire de rires et de larmes... «Est-ce ainsi que les hommes vivent?», le poète a toujours raison de se poser la question. Car il s'agit bien, ici, de cette humanité menacée dans ce qui lui est le plus cher, sa dignité. Et on a beau penser, ne pas se sentir concerné par cette histoire de numérisation généralisée des rapports humains qui laissent sur le bas côté de la route, celles et ceux qui n'ont pas eu la chance d'être «connectés» aussi bien au monde contemporain qu'à la...Wi-Fi, on ne peut se croire hors d'atteinte du système de pensée dominant. «Les institutions politiques ont délibérément utilisé la faim et la pauvreté comme moyens de pression pour obliger les gens à accepter des salaires très faibles et des emplois précaires, tellement ils étaient désespérés. Les pauvres doivent accepter qu'on les tienne responsables de leur pauvreté. C'est ce que l'on constate à travers l'Europe et dans tout le reste du monde.» Celui qui persiste à croire, à tort bien entendu, que l'homme est fait pour produire et obéir ne pourra donc éviter de devenir cet abject corollaire même, à qui on laissera penser que la femme est naturellement toute désignée pour subir son diktat. Histoire sans doute de lui faire oublier ses habits de mâle confectionnés avec du tissu de mépris... Daniel Blake, réfute ce mépris, afin qu'il ne devienne la règle. Il se rebiffe face à l'administration qui l'oblige à chercher un emploi, s'il ne veut pas perdre ses droits sociaux. C'est aussi la condition sine qua non, lui dit-on, pour que la commission de recours examine sa demande de pouvoir bénéficier d'une pension d'invalidité. De même que Ken Loach, fera intervenir, son personnage, Daniel Blake, dans cette même agence de l'emploi, pour aller au secours de cette jeune mère célibataire, qui se voit refuser son rendez-vous avec une fonctionnaire chargée de son dossier, pour la seule raison qu'elle était arrivée en retard. Qu'elle aura beau expliquer par sa méconnaissance du réseau de bus local, en vain... En féministe assumé dans les faits, Ken Loach ne fera donc pas de Dan Blake «le mâle sauveur de la femme éplorée», mais «seulement» un homme à l'écoute d'une détresse qui lui est familière, et dont il découvrira la dimension -insoupçonnée, jusque-là- dès lors qu'elle habite une femme, telle une maladie chronique... Révélé à Cannes, par la Semaine de la critique (section dédiée aux premiers et deuxième film), Ken Loach, 79 ans aujourd'hui, avait décroché avec «Le vent se lève» (2006) la Palme d'or. Dix ans après, Loach est vu par la presse (presque unanime) comme le lauréat de cette 69e édition cannoise. Pronostic rare, pour ne pas dire inédit, s'agissant d'un film projeté dès le début du festival! Sans compter le Prix d'interprétation masculine qui pourrait aller directement à Dave Johns, une star du stand-up en Angleterre. Hayley Squires (Rachel), la jeune actrice fait actuellement un tabac à Londres avec sa pièce «Vera, Vera, Vera»... On verra, pour notre part, le 22 mai, si le jury aura trouvé mieux à couronner...