Le géologue, le poète, le journaliste et l'écrivain: c'est tout ça Youcef Produit de diverses mutations, Youcef Zirem est un écrivain au parcours atypique. Il y a eu d'abord l'ingénieur à la Sonatrach, qui démissionna pour intégrer les rangs de la presse algérienne fraîchement née, puis il opère une métamorphose graduelle en militant politique pour aboutir à l'écrivain actuel. L'Expression: Comment expliquez-vous ces différents stades de votre vie? Sont-ils le reflet de votre évolution personnelle? Youcef Zirem: La vie est ainsi faite, le temps s'enfuit et les hommes tentent de donner un sens à un monde qui les dépasse, qui leur signifie leur incapacité à saisir l'essentiel...La vie est une succession d'aventures plus ou moins heureuses: moi je me suis accroché à mes rêves, certains se sont réalisés, d'autres non. Au bout du chemin, je continue à écrire des livres: déjà dans mon adolescence, je disais à mes cousins dans mon village natal d'Ath Sâada, sur les hauteurs majestueuses de l'Akfadou, en Kabylie, que j'écrirais des livres, ils ne me prenaient pas au sérieux à cette époque-là...Je suis devenu ingénieur d'Etat en pétrole, à l'IAP de Boumerdès, j'ai exercé à la Sonatrach et dans la recherche avant de démissionner à l'avènement de la presse privée. Je croyais, à ce moment-là, à la démocratisation de l'Algérie, je m'étais dit que la presse pouvait y contribuer. Je n'ai jamais fait partie d'une structure partisane, mais j'ai toujours été engagé: à 16 ans, encore lycéen, j'étais parmi les animateurs du printemps amazigh d'avril 1980, j'avais eu des démêlés avec les autorités, mais j'ai rencontré le peuple des contestataires, ceux qui aimaient réellement leur pays, ceux qui voulaient leur donner un meilleur avenir, ce fut ma consolation. Et depuis cette épopée militante de l'identité véritable de l'Afrique du Nord, je ne me suis jamais arrêté de tenter de faire changer les choses dans le sens humain du progrès social, des libertés, de la justice sociale et de la dignité. A bien des égards, mes écritures continuent ces nombreuses quêtes de ma jeunesse... Vous êtes un écrivain prolifique avec une bonne douzaine de publications entre recueils de nouvelles, de poésie, d'essais et de romans. L'un de vos livres porte le titre de: L'homme qui n'avait rien compris, un livre saisissant qui raconte les choses parfois crûment et de manière bouleversante. Toute oeuvre porte en elle un peu d'âme de son auteur. Jusqu'à quel degré, ce livre dévoile-t-il de l'essence de Youssef Zirem? L'oeuvre d'un romancier est toujours liée à son parcours, à son entourage, à ses échecs...C'est à Paris que j'ai écrit L'homme qui n'avait rien compris, sorti aux éditions Michalon au mois de mars 2013. Ce livre a eu beaucoup de succès même si les médias algériens n'en ont pas parlé...C'est une histoire qui interpelle le lecteur: comment pouvons-nous refaire les mêmes erreurs, tout le temps? Ce roman revient sur l'histoire de l'Algérie depuis la nuit des temps jusqu'aux époques récentes: c'est un juif berbère installé à Paris qui raconte... L'homme qui n'avait rien compris est également le premier roman français qui revient sur la canicule de l'été 2003 où avaient péri des milliers de vieux...Oui, ce roman dit des choses crûment, il les nomme, il n'a pas peur de déplaire, il n'est pas écrit pour qu'il soit salué par les puissants, il est juste le reflet d'une certaine réalité amère qu'on tente de cacher ici et là...Je suis à Paris maintenant depuis 12 ans: ici j'ai pris du recul, j'ai beaucoup médité, j'ai aujourd'hui un autre regard sur l'Algérie, sur la vie, sur le monde, sur le temps qui passe inexorablement... Mais au-delà de toute cette violence contenue dans ce roman, il y a aussi les jalons à imaginer, à construire, pour un monde meilleur... La femme et ses déchirements, l'identité, ses colères et ses joies inavouées sont des thèmes récurrents dans vos écrits. Comment peut-on expliquer cette récurrence? Le militant semblerait-il se confondre avec l'écrivain? J'ai fait sortir mon premier livre, Les Enfants du brouillard, au mois de novembre 1995 à Paris, j'étais alors encore journaliste à Alger. Les Enfants du brouillard est un hommage aux enfants d'Octobre 1988... Qui se souvient aujourd'hui des enfants d'Octobre 1988? Peu de monde...Mon deuxième livre, L'âme de Sabrina, paru à Alger au mois d'avril 2000 est un ensemble de nouvelles qui racontent, terre à terre, ce que les Algériens ont vécu dans les années 1990: ces violences multiples que nous aurions pu éviter si on avait le sens du dialogue, le sens du vivre ensemble... L'âme de Sabrina est le premier livre publié par les éditions Barzakh qui ont, entre-temps, à mon grand bonheur, fait du chemin: je me souviens de mes premiers contacts avec Selma et Sofiane, les deux responsables de Barzakh, ce fut un moment d'échanges intenses...Je dois dire que c'est mon ami, Hmida Ayachi, à qui je souhaite un prompt rétablissement, qui m'avait mis en contact avec ce couple, plein de volonté, qui voulait se lancer dans l'édition... Après j'ai publié à Bruxelles un essai politique qui a eu un succès planétaire: Algérie, la Guerre des ombres... Ce livre est aujourd'hui dans les plus grandes bibliothèques du monde, dans les cinq continents...Jusqu'à aujourd'hui, il n'y a aucun journal algérien qui a parlé de ce livre... Dans mon roman, La Vie est un grand mensonge, publié en 2005, aux éditions Zirem dirigées par mon frère, l'écrivain, poète et journaliste, Mohand Chérif, j'aborde le parcours de quatre personnages sur une période de près de vingt ans: la place de la femme, le combat identitaire, l'aspiration à la liberté et à la justice sociale forment la colonne vertébrale de cette fiction...Ces thèmes continuent effectivement à revenir dans mes écrits...En revanche, ce n'est pas en tant que militant que j'écris: mon écriture n'est pas neutre, mais elle se veut également poétique, artistique, simple mais profonde, ouverte sur le monde, ouverte sur l'humanisme... A lire attentivement La porte de la mer, on y décèle un portrait de cette Algérie marquée par les viols, les meurtres, des mouvements sociaux inachevés. Il y a aussi beaucoup de traits empruntés à Nedjma de Kateb Yacine? La Porte de la mer vient de sortir à Paris aux éditions Intervalles, c'est un roman qui fait un excellent démarrage: le quotidien Le Parisien et Aujourd'hui en France, le magazine belge Focus le Vif l'ont, entre autres, beaucoup aimé. De nombreux blogs littéraires français en ont dit du bien...Cela me fait plaisir...Ce roman donne, une fois n'est pas coutume, la parole à une femme...Cette femme a été violée par son propre père, un émir islamiste...C'est une femme-courage qui s'exprime, qui ne se laisse pas faire, qui va faire des études, se prostituer sur les hauteurs d'Alger avant de s'assagir...Juba, l'un de ses frères, est tué par les gendarmes durant le printemps noir de Kabylie... La Porte de la mer est l'un des premiers romans qui revient sur la tragédie kabyle du printemps noir des années 2001-2003...Amina ne ressemble en rien à Nedjma de Kateb Yacine même si on peut retrouver dans La Porte de la mer des ambiances ressembleraient au livre de Kateb Yacine, surtout dans ce tumulte qui semble annoncer des choses... La Porte de la mer fait référence à un bel édifice qui existe vraiment dans la belle cité de Vgayet en Kabylie maritime: c'est un monument que la dynastie des Ath Hammad nous a légué...Comme souvent dans mes romans, il y a également dans La Porte de la mer des plongées dans l'Histoire pour comprendre ce présent complexe et tourmenté... Quel est selon vous le rôle de l'écrivain dans la société algérienne actuelle? Quelle place lui est-elle réservée? Je ne sais pas si un écrivain a un quelconque pouvoir dans la société algérienne actuelle, j'en doute...La société algérienne semble avoir perdu ses repères: seuls deux éléments la guident, l'argent facile et la religiosité...La société algérienne est dans une terrible régression; les valeurs se sont perdues, le savoir, l'éducation, la culture, la science, l'humanisme véritable trouvent du mal à s'y frayer un chemin...Le système politique en place depuis de longues années en est responsable, mais le peuple est également responsable de ce qui arrive dans ce pays qui m'a fait rêver...Les élites algériennes n'ont pas été à la hauteur, elles se sont contentées de gérer leur carrière, d'acquérir des biens et de l'argent, mais elles n'ont pas transmis la flamme des vraies valeurs: le travail bien fait, la spiritualité extraite de cette religiosité idiote et dangereuse, le sens du devoir, le respect, la tolérance, l'amour de l'Autre, la passion du savoir, de la culture, de la science...Notre grand échec est de ne pas avoir réussi à imposer au pouvoir une alternance politique, une autre vision de la politique, de vraies solutions aux multiples problèmes... L'Algérie est un pays-continent, c'est un pays immense, on ne peut pas continuer à le gérer de la même manière; il est urgent de donner un vrai pouvoir aux régions, il est urgent de tenter une autre façon de voir les choses, il est urgent de faire appel à l'intelligence et à l'imagination, loin de cette vision jacobine qui a fait beaucoup de mal... Il est temps de faire rêver les habitants de ce pays avant que cela ne soit trop tard...