Elles sont là à attendre que quelqu'un vienne louer leur jeune corps qui ne leur appartient plus. Ce n'est que le soir venu que leur présence se fait la plus notable. Mêlées à la foule le jour, elles restent seules à défier le noir. En solitaires ou en groupes, des femmes fardées à outrance, forment sans vergogne, des chapelets sur les trottoirs nocturnes. Provocatrices et vulgaires, elles dérangent les innocentes balades en famille car tout le monde sait ce qu'elles font là: elles attendent, de la luxure plein les bras à qui veut se servir. On détourne le regard et on peste contre ces créatures venues de nulle part polluer notre air. En d'autres circonstances, ces mêmes femmes inspireraient les plus folles postures. Modèles de courage, les clients ne s'exposent que rarement, sinon se cachent derrière les vitres teintées de leurs automobiles. Imperturbables, elles semblent indifférentes aux regards des passants. Elles menacent la vie morale et sont responsables de tous les maux. Les derniers lynchages, perpétrés à l'encontre de ces «basses prolétaires» dans certaines localités du pays, a mis le dossier de la prostitution sur le devant de la scène médiatique. Le phénomène n'a pourtant pas attendu que se produisent de tels actes de violence pour se déclarer. Il a connu, ces dernières années, une progression sans précédent pour déboucher sur un seuil de non-tolérance. Un essor qui inquiète et qui devrait pousser à la réflexion. Toutes les études, qui ont eu à traiter de la question, ont nettement convergé pour désigner la misère comme étant la principale cause de la dégradation des moeurs. En Algérie, fidèle au manquement de toute étude sociologique qui se respecte, la prostitution échappe à toute tentative quantitative. Si bien que le phénomène, en plus d'être un sujet tabou, est ouvert à toutes les analyses simplistes qui rendent possibles des velléités de récupération encore plus simplistes, mais au demeurant dangereuses. A l'origine, une histoire de sexe Les femmes que nous avons rencontrées n'ont rien de sataniques. Ce ne sont pas les âmes qui les intéressent, mais le nombre de billets de banque qu'elles percevront à la fin de leurs prestations. Leurs histoires, bien que différentes, se ressemblent toutes. Un seul dénouement vient répondre à une intrigue qui, à chaque coup, est bonne pour faire le scénario d'un pathétique mélodrame. Les récits commencent presque tous par une histoire de sexe, et la palette est large: inceste, viol, grossesse hors mariage, trahison, perte de la virginité, répudiation, violences et pressions qui surgissent après la mort de l'un ou des deux parents... La majeure partie des prostituées activant à Alger vient de l'intérieur du pays, là où les moeurs ne souffrent d'aucun compromis. Les filles sont souvent contraintes à l'exil quand tombe la sentence du destin. Sans aucune ressources, elles doivent subsister. Avec un enfant à charge, la tâche devient alors plus délicate. Avant de basculer, certaines tentent, tant bien que mal, de trouver le meilleur moyen de mener une vie décente. Elles sont alors serveuses, femmes de ménage. Des métiers réservés pour des personnes n'ayant aucune qualification. Mais ces petits boulots ne sont pas pour assurer un revenu à la mesure des charges. En parallèle, elles sont repérées, sollicitées, harcelées même. Malgré toute la bonne foi du monde, et après une première expérience de la prostitution, l'option du travail honnête relèvera du ridicule et du chimérique. Aussi dégradantes soient-elles, les balades entre des mains inconnues sont le tribut à payer pour une sécurité financière impossible à trouver ailleurs et autrement. L'engrenage est souvent irréversible. Les cercles de débauche où ces filles sont condamnées à vivre les avilissent et les dégradent. La prostitution devient un style de vie et les femmes qui y sont entraînées quittent les normes sociales pour constituer une communauté marginale, bannie. Source de tous les maux pour ceux qui ne voient du phénomène que la face visible, ces femmes traînent, en fait, un malaise profond, celui d'une société qui rejette ses filles pour mieux les insulter. A Alger, comme ailleurs, elles ont fini par faire partie du paysage. En se rendant aux commissariats de police où elles échouent très souvent, les premiers éléments nous sont communiqués sur la pratique de la prostitution dans le centre d'Alger. Auparavant, les filles s'affichaient essentiellement aux alentours immédiats de l'hôtel El-Djazaïr (et tout au long du chemin menant jusqu'au Golf), au niveau du Palais du Peuple et du Télemly, ainsi que dans le massif forestier des Bois des Arcades. Et la liste de ces lieux et routes du plaisir est encore longue. Leur nombre a sérieusement diminué depuis que les forces de sécurité ont entrepris de mener la vie dure à ces filles de joie. Encouragées par une période estivale où les gens ne dorment que très tardivement, elles ont fui le centre-ville pour rejoindre l'autoroute. 500 à 1000 DA pour les automobilistes pressés Sur les abords du parc zoologique de Ben-Aknoun, elles s'offrent très rapidement aux automobilistes pressés et friqués pour une somme variant entre 500 et 1000 DA. Le littoral Ouest est devenu un de leurs sites de prédilection : elles y travaillent en paix. Les axes routiers ne sont pas les seuls à les accueillir. Les clubs, les dancings et autres boîtes de nuit et débits de boisson se trouvant la périphérie d'Alger voient cette faune, venue de nulle part, investir les lieux au grand bonheur de gérants peu scrupuleux. Les centres de débauche, ainsi nés, attirent de clients peu soucieux des sommes à débourser. Les entraîneuses sont chargées de les aider à être généreux. Le système est vieux comme le monde: sous l'emprise de l'alcool et ensorcelés par les aguichants regards de filles apparemment prêtes à se plier à tous leurs fantasmes leurs portefeuilles s'ouvrent à n'en plus finir. Même si les grands hôtels nient leur présence, les prostituées de luxe négocient leurs prestations à la «brique», jusqu'à quinze mille dinars. Les maisons de rendez-vous, autres hauts lieux de la prostitution, ont connu un net essor ces dernières années. Elles sont disséminées un peu partout, notamment dans les quartiers populaires, à l'abri des va-et-vient. Ces maisons sont tenues en grande partie par des matrones, sortes de prostituées sur le retour qui, suite à de longues années de pratique, finissent par se retrouver sous la protection de puissants et anciens clients. Elles narguent ainsi indifféremment leur voisinage et, par la même occasion, les autorités. Recrutant à tour de bras, ces lieux de débauche sont le principal point de chute des filles errantes où elles trouvent le plus urgent de leurs besoins: un toit. D'abord polies, les demandes de prendre part aux pratiques de l'enceinte, se transforment en de sordides chantages. Entre perdre un toit et se plier à la tâche, le choix n'existe pas. Les cercles et les aires dans lesquels évoluent les vendeuses du plaisir sont nombreux et obéissent à des gestions différentes. La plus simple expression de la prostitution est l'acte isolé. Sa plus complexe sont les réseaux tissés par les proxénètes. Ceux-là sont arrivés à fonder de véritables industries et puisent leurs forces dans des femmes assujetties par la manipulation, la force et la peur. En 1999, 1338 personnes ont été arrêtées pour proxénétisme à l'Est du pays contre 776 à l'Ouest, 339 au Centre et 414 au Sud. Ce hit est chaque année revu. Ainsi, on notera que l'Est et l'Ouest se disputent âprement une peu honorifique première place. Au cours des années 70, l'Etat se décharge des maisons closes sur lesquelles il avait jusque-là autorité, héritage de l'époque coloniale. Il interdit dans la foulée toute activité ayant trait à la prostitution et inscrit dans le code pénal une armada d'articles pour gérer le phénomène. Le marché du sexe n'allait pas disparaître pour autant; celui-ci bascula tout simplement dans la clandestinité. Après la fermeture officielle des maisons closes, nombre d'entre elles sont restées en service. La prohibition a offert aux gérants, désormais affranchis de toute réglementation, toute latitude pour pervertir et clochardiser la discipline avec tous les risques pour la santé publique qu'il implique. Chargés de faire respecter l'ordre, les relais de l'autorité publique, à tous les niveaux hiérarchiques et corps confondus, comptent des éléments qui, de par leurs positions privilégiées, couvrent les commerces prohibés et peuvent éventuellement se constituer en associés. C'est grâce à l'influence dont jouissent ces protecteurs que les structures pénalisées par l'article 346 du Code pénal, continuent à fonctionner au vu et au su de tout le monde. Cet article vise quiconque détient, gére, fait fonctionner, finance ou contribue à financer hôtel, maison meublée, pension, débit de boissons, restaurant, club, dancing ou tolère que des personnes se livrent à la prostitution à l'intérieur de l'établissement. Des établissements comme ceux-là, il en existe partout, et sont repérables, voire ostentatoires. La très généreuse contribution du tribunal d'Alger nous permettra d'éclairer le sujet et nous confortera dans notre observation. Les affaires entrant dans le cadre des atteintes aux bonnes moeurs, de l'incitation de mineurs à la débauche et de la prostitution, traitées par le tribunal d'Alger pendant les mois de juin et juillet ne font suite, en fait, qu'à des plaintes de personnes contre des personnes et non à l'encontre des lieux de débauche organisée existants.