«Je ne peux pas chanter ce que je ne ressens pas. Sinon ça devient de l'hypocrisie. Je n'interprète que ce que je vois.» Une voix triste et douce. Des paroles touchantes qui reflètent le vécu de ses concitoyens. Lui, c'est le prince de la chanson sentimentale d'expression kabyle, Farid Ferragui. Cet artiste partira à la rencontre de ses fans. Une tournée nationale qui commencera dès le 30 de ce mois, le conduira dans plus de sept villes du pays. Entretien avec un artiste qui a un rapport mystique avec la chanson. D'ailleurs, il n'hésite pas à déclarer: «La chanson est jalouse, je dirai même possessive et extrémiste. Elle n'admet pas le partage.» L'Expression: Votre riche carrière culmine les 25 ans, quel regard portez-vous sur l'art et pouvez-vous nous faire revisiter vos tout débuts? Farid Ferragui:Vous savez, on n'apprend jamais à être artiste, mais c'est un don divin qu'on porte en soi dès la naissance. Donc, soit on est artiste soit on ne l'est pas. Le reste, c'est un accessoire. En musique comme en amour, on n'apprend pas l'art d'aimer mais on le cultive, et c'est ce qui m'est arrivé avec la chanson. Aujourd'hui, je me rappelle avec nostalgie de toutes ces années passées avec une bande de copains, entre les montagnes, à gratter la guitare. Puis vient cette période que j'ai passée à l'Ecole normale de Tizi Ouzou. C'est là en fait que j'ai appris les premières notes de solfège. Quant aux poèmes, ils me venaient spontanément, je n'avais pas à les chercher. Ce n'est que plus tard que j'ai pris conscience de travailler mes textes, de faire des recherches, notamment, linguistiques. Vous avez quitté l'enseignement pour embrasser la chanson, pourquoi donc ce choix, était-il douloureux? Au début, il y avait eu comme une bataille entre les deux, mais finalement la musique l'a emportée. La chanson est jalouse, je dirai même possessive et extrémiste. Elle n'admet pas le partage. Donc le choix n'a pas été difficile ni douloureux. Je ne me sens libre qu'en chantant. C'est ma bouffée d'oxygène. En parlant de la liberté dans la chanson, à quel point un artiste peut-il être libre ? Autrement dit, où commence cette liberté et où finit-elle? C'est un peu délicat. Mais je crois que l'artiste détient toute sa liberté au moment de la création. C'est-à-dire lorsqu'il est en phase de préparation. Il faut qu'il assume ce qu'il fait pendant qu'il pose la première pierre de son oeuvre. Une fois le travail achevé, il n'en détient plus le monopole. Ce qu'il a fait restera éternel et ne mourra jamais. Si on prend l'exemple de l'une de mes chansons Ayoul igueveghan thoulasse (Coeur qui aime les filles) que j'ai composée pendant les années 80, je ne peux pas changer quoi que ce soit, la chanson est faite. Je n'y puis rien. Mais l'artiste n'exerce-t-il pas sur lui-même une certaine autocensure, notamment en ce qui concerne la chanson engagée? A mon avis, la position de l'artiste est claire: militer contre l'injustice d'où qu'elle vient. Reste maintenant la façon de le faire. Et en ce sens, chaque artiste le fait à sa manière. En ce qui me concerne, je n'ai eu de cesse, tout au long de ma carrière, de chanter contre l'injustice, l'abus du pouvoir. Je chante la tolérance, la fraternité et j'ai toujours refusé de me positionner dans aucun camp. Je suis aussi touché par la décennie de sang qu'a traversée le pays ainsi que le peuple algérien. Et la crise qu'a vécue la Kabylie m'a aussi profondément marqué. Donc, en tant qu'artiste meurtri par la tournure dramatique qu'ont pris les événements, j'ai tenu à exprimer mon chagrin face à une telle situation. J'ai essayé, à travers mes chansons, de contribuer à éteindre l'incendie tout en prêchant la fraternité, l'entente... Vous avez chanté la patrie, la misère, la solitude, mais l'amour de la femme a pris la part du lion. Y a-t-il une part de vécu personnel? Je ne peux pas chanter ce que je ne ressens pas. Sinon ça devient de l'hypocrisie. Je n'interprète que ce que je vois. Mes maux personnels, ceux de mes compatriotes et la douleur de toute la jeunesse algérienne. Maintenant dire que le thème en rapport à l'amour a pris la part du lion de mon répertoire, je crois que c'est de l'exagération. N'empêche, je dirai que ce sentiment est le fondement même de l'être humain. On ne peut pas ne pas aimer. Il est vrai que dans mes chansons, il y a une certaine réalité personnelle, mais les autres aussi m'inspirent. Je vis au sein d'une société, et je considère que l'artiste est le miroir de la société. C'est à travers celle-ci qu'on apprend à connaître une quelconque société. L'artiste reflète toute la vérité, même si parfois elle paraît cachée, il faut la chercher au-delà des mots. Justement, pouvez-vous nous parlez de votre façon de travailler, l'inspiration vous vient-elle volontairement ou cela dépend-il des circonstances? L'inspiration porte dans ses ailes quelque chose de divin et de mystérieux. Quand elle vient elle n'a pas besoin de vous avertir. Elle tombe brusquement et au moment où l'on s'y attend le moins. Il faut donc la saisir à l'instant même. La muse inspiratrice n'est pas tributaire de saisons ou d'un certain moment de la journée, elle est imprévisible. L'une des caractéristiques des chanteurs kabyles c'est, qu'après un certain âge, ils abandonnent le style sentimental pour verser dans la chanson engagée, ce qui est votre cas aussi. Est-ce à cause de la maturité? Eh bien, je suis partie prenante de ma société. Je défends ma culture et mon identité sans extrémisme. Un artiste est censé être proche des siens. Donc quelque part nous sommes tous engagés, d'une façon ou d'une autre. Cependant, je ne cesserai jamais d'interpréter les chansons sentimentales. Et l'amour ne s'arrête pas uniquement à celui d'une femme. Il y a l'amour de la patrie, celui des parents, des enfants... La musique kabyle connaît des hauts et des bas, à votre avis à quoi cela est-il dû? C'est désolant. La chanson kabyle a subi des mutations dangereuses. La nouvelle génération de chanteurs opte pour la facilité, la reprise, l'instantané et le commercial. Il n'y a plus de travail de fond. Il n'y a plus de relève, et c'est là le plus grand danger qui guette la chanson kabyle. Cela au moment où la mondialisation devient d'autant plus menaçante que les cultures faibles n'auront plus de place. Cela dit, je ne suis pas contre l'ouverture, mais à condition que cela soit bénéfique pour nous. Toutefois, ce que l'on constate actuellement est tout à fait le contraire. La nouvelle génération a subi une influence dangereuse d'autres styles musicaux. La fusion ne servira que l'intérêt des autres, parce qu'on n'a pas les moyens de nous imposer. Et comment faire pour y remédier? Il faut arrêter ce suivisme aveugle. En fin de compte, seul le travail et rien que le travail pourrait garantir la pérennité de la chanson kabyle. Il est bien que les autres comptent sur nous, mais nous, nous ne devons pas compter sur eux. Vous allez bientôt entamer une tournée nationale, pouvez-vous nous en parler? Cette tournée est organisée par MAS production. En effet, je vais me produire dans plusieurs villes du pays. A Tizi-Ouzou le 30 et 31 mars, Béjaïa le 14 et 15 avril, Bordj Bou-Arréridj le 28 avril, Alger les 12 et 13 mai, Oran le 26 mai. Je chanterai aussi à Ouargla, Bouira... Une surprise en perspective? J'ai un album en chantier. Cependant, je dois tout d'abord aller à la rencontre de mon public et je reprendrai le travail après la fin de cette tournée. L'album sera prêt en 2006.