A Tabqa, le barrage de la peur Ajoutées à cet enjeu, les opérations «Bouclier de l'Euphrate» menée par la Turquie qui veut anticiper la «menace» kurde et «Colère de l'Euphrate», conduite par les FDS avec l'appui des Etats-Unis, témoignent des arrière-pensées des uns et des autres. A Raqqa, en Syrie, les avis sont unanimes pour dire que les habitants vivent un véritable enfer. Depuis plus de deux semaines, les Etats-Unis multiplient, au nom de la lutte antiterroriste, les bombardements aériens avec de très lourdes conséquences sur la population civile. Car les «erreurs» sont devenues monnaie courante. Et comme à Mossoul, en Irak, les gens sont dans une terreur quotidienne. Une cinquantaine de civils ont été tués dans une mosquée de la province d'Alep, le 16 mars dernier. Le lendemain, au moins deux cents civils furent tués dans un bâtiment pilonné à Mossoul-Ouest. Mais lorsque l'une des frappes menées le 26 mars a visé le barrage de Tabqa, la terreur a cédé la place à la panique, tant les conséquences auraient pu revêtir la dimension d'une tragédie. Même habitués aux stigmates les plus effroyables de la guerre qui ravage leur pays depuis plus de six ans, Syriens et Irakiens ont désormais l'habitude de vivre sous les bombardements de la coalition internationale ou ceux des aviations syrienne et russe, parmi les décombres de leurs habitations, de leurs véhicules et des institutions comme les écoles et les hôpitaux. Le gigantesque complexe du barrage de Tabqa, ouvrage phénoménal construit sur le fleuve Euphrate par Hafedh al Assad, père de Bachar, est en quelque sorte l'antichambre du déluge et le moindre incident de nature à évacuer les eaux aurait des répercussions catastrophiques. Le barrage de Tabqa, dont le régime du président Bachar al Assad a perdu le contrôle, est aux mains de Daesh depuis 2014. L'ouvrage, long de plusieurs kilomètres, régule le cours de l'Euphrate et contient le «lac Assad», d'une superficie de 630km2 et d'une capacité d'au moins 12 milliards de mètres cubes. Ce qui a conduit l'agence humanitaire de l'ONU (Ocha) à mettre en garde contre les «implications humanitaires catastrophiques» de tout dommage infligé au barrage, dont les eaux ont sensiblement augmenté avec les pluies et les neiges recueillies par l'Euphrate. La moindre faille dans la structure de l'édifice causerait des dommages épouvantables aux centaines de milliers d'habitants de la région de Raqqa ainsi qu'à ceux des zones frontalières irakiennes. Ainsi, les multiples raids aériens planifiés par l'administration américaine de Donald Trump qui a fait de Tabqa, bourgade distante d'à peine 55 km de Raqqa, fief de l'EI en Syrie, la cible «privilégiée»des assauts héliportés tandis que les combattants arabo-kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) se préparent à l'offensive sur la dernière «capitale» de l'EI en terre syrienne. La bataille qui va mettre aux prises FDS et Daesh pourrait elle aussi avoir des conséquences dramatiques en termes d'inondations graves, de sorte que la population subsiste dans des conditions de précarité absolue. Déjà, les bombardements de la coalition ont affecté en partie le barrage, précisément au niveau de la centrale électrique indispensable à son fonctionnement et à la régulation de la montée des eaux. Conjuguée à la crainte omniprésente de voir Daesh faire exploser les charges que ses troupes ont disséminées un peu partout en prévision d'une retraite brutale, les manoeuvres des FDS consistent encore à tenter d'encercler Raqqa. Pour le moment, au prix de violents combats, les combattants arabo-kurdes ont réussi à prendre l'aéroport militaire de Tabqa, avec l'appui aérien de la coalition. Les YPG (unités de protection du peuple kurde), branche des FDS, voient dans cette offensive contre l'EI l'opportunité majeure de leur émancipation malgré la colère et le refus de la Turquie du président Erdogan. C'est d'ailleurs sous leur protection que des ingénieurs syriens ont pu pénétrer dans certaines parties du barrage pour y procéder à des inspections quant à d'éventuels dommages. Mais les tentatives de minimiser les dégâts ne peuvent suffire, le constat est étayé par l'arrêt de la chambre électrique endommagée lors du dernier bombardement. Avec une capacité de 14,1 milliards de m3, le barrage de Tabqa, s'il venait à céder sous les coups de boutoir de la coalition ou les explosifs de Daesh, anéantirait toute la région arrosée par l'Euphrate jusqu'à Deir Ezzor, ultime bastion de l'EI en Syrie. Ajoutées à cet enjeu, les opérations «Bouclier de l'Euphrate» menée par la Turquie qui veut anticiper la «menace» kurde et «Colère de l'Euphrate», conduite par les FDS avec l'appui des Etats-Unis, témoignent des arrière-pensées des uns et des autres à un moment où la frappe américaine du 26 mars dernier a déclenché la peur de l'apocalypse à Raqqa cible immédiate d'une rupture du barrage de Tabqa et de la crue fulgurante de l'Euphrate. Dans ce climat de fin du monde, les deux forces ennemies, Daesh et FDS, ont conclu un cessez-le-feu de quelques heures afin de s'assurer que le déluge n'est pas heureusement au rendez-vous. Du moins jusqu'à la prochaine bavure de l'aviation coalisée que l'EI exploite à sa manière, en agitant le spectre de la Fin des Temps, le doigt pointé sur la cité emblématique de Dabiq et de sa logorrhée apocalyptique, nourrie par cette menace du «Toffan» (Déluge)...