Entre deux romans, ce retraité inspiré, trouve le temps de se transformer en archéologue de la geste culturelle d'ici et d'ailleurs, ici plus qu'ailleurs. Avec sa nouvelle oeuvre Sultân Djezâïr suivi de Chansons des Janissaires turcs d'Alger, de Jean Deny, Kaddour M'Hamsadji poursuit sa quête de la geste culturelle et de défricheur de pans de cette culture méconnue ou oubliée. Avec Sultân Djezâïr, l'auteur nous introduit d'emblée dans le monde singulier de ces soldats vivant dans une discipline de fer qu'ont été les Janissaires turcs, -seuls les Turcs étaient autorisés à postuler à cette fonction-, à l'époque de la Régence d'Alger. Son intérêt pour les Janissaires d'Alger a été éveillé par un curieux et fort documenté opuscule de l'orientaliste français Jean Deny, qui recueillit et traduisit les chansons de ces rudes hommes dont le métier est celui des armes. En fait, ces Chansons des Janissaires turcs d'Alger sont des petits bijoux qui gagnent à être découverts et appréciés. Jean Deny s'est ainsi investi à restituer les temps forts d'écrits d'hommes qu'on connaissait, ou que l'on supposait être plus des soudards que maniant la plume et la rime, versifiant sur des tempos rythmés ou alanguis. Kaddour M'Hamsadji a exhumé pour notre bonheur, ce petit chef-d'oeuvre, sorti des limbes d'un improbable rayon de Bibliothèque nationale. Ce faisant, Kaddour M'Hamsadji qui se défend, à raison, d'être historien, ou prétendre marcher sur les plates-bandes des historiens, s'est néanmoins fait un devoir de présenter ces aspects méconnus d'Alger sous la Régence, et d'expliciter, un tant soit peu, les rapports assez ambigus qu'entretenait la Sublime Porte (siège du pouvoir ottoman à Istanbul) au double plan de ses relations avec la Régence d'une part, -qui jouissait d'une autonomie contrôlée, qu'avec les Janissaires, gens d'armes recrutés exclusivement en Turquie, qui portent le flambeau du pouvoir ottoman en Algérie, d'autre part. Sultan Djezâïr est en fait deux livres en un, l'un expliquant le contexte de l'époque marquée par la taïfa (les courses) des Raïs, notamment, et les guerres contre les armées espagnoles, le second comportant l'intégralité des Chansons des Janissaires turcs d'Alger complétées par un Index revu, corrigé et rafraîchi par Kaddour M'Hamsadji. Ce dernier ne manquera pas dans son introduction de revenir sur la saga des quatre frères Barberousse et leur formidable ascendant sur le pays de la Régence, même s'ils ne réussirent pas à réellement conquérir l'Algérie, établissant néanmoins des rapports assez particulier avec la Sublime Porte. Cité par l'auteur, l'historien français, Charles André Julien écrit à propos des Barberousse que, historiquement, Khair-Eddine est consacré comme le «éritable fondateur de la Régence d'Alger, avant d'être l'organisateur et grand amiral de la flotte ottomane», jugement ponctué par celui de l'historien britannique Sir Godfrey Fischer, qui écrit à cet effet «Khair-Eddine Barberousse jouissait en son temps de la réputation d'un homme sage, d'un administrateur capable et d'un grand soldat remarquable par la manière ordonnée et civilisée dont il conduisait la guerre. Il fut courtisé, tour à tour ou simultanément, par les plus grands princes de la Méditerranée, spirituels et temporels». Voilà une époque qui gagnerait à être mieux connue. Il est curieux en fait que les historiens algériens ne s'y soient pas déjà attelés. Le deuxième volet de ce livre gigogne donne à lire les dits et chansons des Janissaires réunis annotés et traduits du turc au français par Jean Deny, titulaire de cinq diplômes de langues (arabe classique, arabe dialectal, persan, russe et turc) obtenus lors de son cursus à l'Ecole de langues orientales et à la Faculté de droit de Paris. Connaissances qu'il affinera lors de son long séjour, comme diplomate et administrateur, en Egypte et au Moyen-Orient. Jean Deny a ainsi, en véritable ciseleur, redonné vie à des dits perdus dans un fatras d'écrits et autres notes et recettes, car, indique l'orientaliste français, ces chansons ont été trouvées mêlées à des notes et des recettes diverses contenues dans un carnet personnel d'un certain Ibrahim Khodja qui vivait à l'époque de «l'attaque» des Espagnols contre Alger (attaque menée en 1784 par l'amiral espagnol Don Antonio Barcelo). Quelque peu déracinés, loin de leur pays natal, ces gens d'armes ont trouvé un exutoire dans l'écriture pour dire la condition qui est la leur, chantant leurs angoisses et leurs espoirs, retrouvant à l'occasion le ton lyrique, assaisonné d'un zeste d'ironie, que l'on ne s'attendait pas à trouver chez des hommes dont le métier est celui des armes et leur champ d'expression les terrains de bataille. Et voici donc des Janissaires intellectuels, reproduisant une culture et une tradition ancestrales, celle des musiciens et poètes populaires, - s'apparentant quelque peu au chi'ir el melhoun de chez nous-, très proches des musiques mystiques et religieuses baktâchies. Dans un genre sans doute profane, c'est encore l'amour et l'exil qui sont chantés par les Janissaires turcs d'Alger, comme le montre ce passage d'une complainte du soldat loin de son pays qui dit la dureté de la vie de l'homme d'armes: Tu demandes des nouvelles de l'armée d'Alge Elle ressemble au brouillard accroché au haut d'une montagne. Désemparé, le soldat ne sait que faire de sa personne L'armée est pareille à un ûtân désert dont les habitants ont décampé Le soldat d'Alger ne trouve pas une demi-capote à se mettre sur l'échine Il erre dans le bazar sans savoir où aller... Les difficultés de la vie militaire, ajoutées à l'astreinte de ne pas se mêler aux autochtones font que le Janissaire se sent bien seul et isolé dans un pays qui n'est pas le sien, s'en remettant alors à «Celui qui absout les péchés» comme l'indique cette première strophe d'une longue chanson sur l'exil où l'auteur dit: Tu demandes des nouvelles du pauvre exilé Il est devenu l'hôte d'Alger, la Ville- Sultane Il a renoncé aux biens de ce monde périssable Puisse l'absoudre Celui qui remet les péchés. Et ainsi de suite. Toutefois, la traduction française ne rend pas toute la saveur de ces chansons faites souvent d'ironie et parfois d'impertinence qui percent à travers ces chansons d'hommes formés à la dure école des Janissaires, soldats de métier dont la finalité restait la défense de l'Empire. Aussi, Kaddour M'Hamsadji a ce mérite d'avoir mis à la lumière du jour une oeuvre dont ne semblaient avoir connaissance que les passionnés des choses anciennes ayant suffisamment de patience pour s'en aller à la quête d'oeuvres qui moisissaient sur des rayons oubliés de la Bibliothèque nationale. Kaddour M'Hamsadji ne cachait pas, dans son introduction, le plaisir qu'il avait éprouvé à la lecture de chants, sans doute aujourd'hui désuets, mais pleins d'une humanité que l'on n'imaginait pas retrouver chez un soldat professionnel, le Janissaire turc d'Alger. Sultan Djezâïr et les Chansons des Janissaires turcs d'Alger sont une oeuvre originale qui mérite d'être découverte et pourquoi pas, appréciée.