Dans Sultân Djezâïr, Kaddour M'hamsadji s'attache à un pan de l'histoire algérienne, celle qui est peut-être la moins connue : la période de janissaires. Une période un peu ambiguë, car il faut pouvoir apporter la réponse, même plusieurs siècles après, la question de savoir si les janissaires étaient plutôt turcs ou algériens du fait de leur longue présence dans le pays. Kaddour M'hamsadji évite de donner un avis tranché sur cette question qui peut pourtant être abordée d'une manière apaisée par les nouvelles générations. Le gotha des raïs de la mer, si l'on excepte le Raïs Hamidou, reste peu inscrit dans l'espace public national. La mémoire collective n'a gardé que des traces aléatoires de ces janissaires qui n'étaient même plus, après que Kheïr Eddine eut assis son pouvoir sur Alger et fondé la Régence, d'ascendance turque. Comme Hassan Veneziano, Hassan Corso ou Mami l'Arnaute, ils portaient le nom du lieu dont ils étaient originaires. La véritable bonne affaire - et Kaddour M'hamsadji en fait le rappel - est celle qu'ont pu réaliser les Barberousse, quatre frères que rien, hormis les extraordinaires occurrences de l'histoire, ne prédestinaient à faire la conquête d'Alger. Ils étaient d'abord venus à la rescousse des habitants de Jijel avant de se rendre compte qu'il y avait des avantages à tirer de ce pays que ne leur procurerait jamais une vie aventureuse mais pleine de périls, en mer. Des quatre Barberousse, le plus déterminé était Arroudj, combattant intrépide mais teigneux qui renversait tous les obstacles qui se dressaient sur son passage sans aucun état d'âme. Après avoir guerroyé du côté de Jijel, il fait route sur Alger. Il y va en sauveur pour extirper du cœur de la ville les Espagnols retranchés dans leur Penon fortifié et imprenable. Les Espagnols ! Cela faisait longtemps que les habitants d'Alger, mais aussi les autres populations à travers le pays, avaient appris à les connaître. Dans la foulée de la Reconquista, ils avaient pris pied sur le sol algérien, s'imposant d'est en ouest, suscitant, quand ils ne dominaient pas directement, des allégeances des autorités du cru. Rendu à Alger, Arroudj observe qu'il est difficile de déloger les Espagnols de leur camp fortifié. L'idée lui vient d'être roi à la place du roi. A cette époque de l'histoire d'Alger, Salim Toumi présidait aux destinées de la ville. Est-ce Arroudj qui fit répandre la rumeur que ce roi d'Alger était stipendié aux Espagnols ? L'argument lui était profitable pour liquider Salim Toumi et prendre le contrôle d'Alger, s'appuyant pour cela sur un contingent de soldats exercés et armés qui étaient comme lui d'ascendance turque. La mort de Salim Toumi marquait le pas inaugural de la future régence d'Alger. Arroudj n'y pense pas encore car, mû par la dynamique de la victoire, il cingle sur Tlemcen pour rééditer le scénario qui a si parfaitement réussi à Alger. Mais à Tlemcen, il se heurte à une farouche résistance avivée par ses excès contre les notables de la ville. Cerné par les autochtones et les Espagnols, il croit trouver le salut dans la fuite.Rattrapés par les gens de Tlemcen et les Espagnols, il est tué dans la région du Rio Salado. C'était en 1518, et avec sa mort, les Barberousse étaient pratiquement décimés. Il ne restait plus alors que Kheïr Eddine qui se révélera un avisé politique en se soumettant,depuis Alger, à l'empire ottoman qui recueillait ainsi un territoire inespéré sans avoir tiré un seul boulet de canon. Roi d'Alger en titre, Kheïr Eddine ouvrait donc le chapitre ottoman de l'histoire algérienne. Il allait surtout poser les fondements d'une saga maritime qui allait voir les corsaires d'Alger tenir tête à des nations aux flottes autrement plus aguerries. Kaddour M'hamsadji est entré dans cet univers par le biais le plus inattendu, celui de la poésie et du chant. Scènes de la vie algéroise A l'appui de son ouvrage sur l'histoire d'Alger sous la Régence, Kaddour M'hamsadji cite longuement l'œuvre de Jean Deny, spécialiste du domaine turc, et son titre de référence qui fait autorité pour la période du XVIIe siècle, Chansons des Janissaires turcs d'Alger. Jean Deny a établi une recension minutieuse de ces chansons attribuées à des poètes-soldats et dont les premières manifestations se signalent après l'attaque d'Alger par les Espagnols en 1784. Marquées par l'influence du modèle musical turc originel, ces chansons déclinaient la vie quotidienne des janissaires à Alger, et elles ont une dimension tout à la fois paillarde, protestataire ou sentimentale. Les thèmes de ces chansons ont une visée morale, comme dans Flagrant délit d'adultère ou La disgrâce du bigame, socio-politique dans La complainte du soldat ou simplement descriptive dans Les Infidèles attaquent Alger. C'est d'une poésie spontanée, peu élaborée au rapport de la structuration textuelle, que proposent ces janissaires turcs d'Alger dont les chansons constituent la chronique de la vie quotidienne à Alger. Cette profusion de chansons était de la part de ces rudes soldats, peu disposés à l'émotion, un désir inconscient de témoigner de leur condition, mais aussi d'exorciser la tension permanente liée à la menace espagnole sur Alger. Leurs auteurs ne sont pas entrés dans le panthéon des poètes éternels, mais pour autant ils s'inscrivaient dans le contexte de leur temps. C'est sensiblement entre le XVIe et le XVIIe siècles que sont apparus, au-delà des seuls janissaires turcs d'Alger, les poètes-soldats dont les plus emblématiques restent pour la postérité le Portugais Camoëns, l'Espagnol Cervantès et l'Algérien Sidi Lakhdar Benkhlouf. Dans l'ouvrage passionnant à lire qu'il propose, Kaddour M'hamsadji couvre sa recherche du sceau de l'originalité. L'auteur a le mérite immense de lever le voile sur un pan largement occulté de l'histoire algérienne et à l'évidence il parle, dans Sultân Djezâïr, de chants perdus dans le pays retrouvé. Kaddour M'hamsadji : Sultân Djazaïr suivi de Chansons des janissaires turcs d'Alger par Jean Deny, 223 pages. Office des publications universitaires (OPU), Alger.